Cory Henry © Raul Ollo / raul.ollo@gmail.com

Le plus septentrional des pays baltes héberge depuis 1990 un festival devenu incontournable pour les amateurs de jazz, le Jazzkaar. 10 jours de musique et l’occasion de découvrir une capitale au charme paisible.

Stagnante pendant l’ère communiste, la scène estonienne a repris du poil de la bête dans les années 90, comme en témoigne la création du Jazzkaar. Sous le soleil froid d’avril, Tallinn se transforme en temple du jazz contemporain. Ou plutôt : en explorateur de ses frontières. Car ce qui compte ici, ce n’est pas le swing et la recherche frénétique de la note bleue. Pendant ces trois journées et la bonne demi-douzaine de concerts auxquels nous aurons assisté, nos oreilles auront frémi aux sonorités flamencas de Silvia Perez Cruz, à la folk d’Anna Põldvee, à la néo-pop soul de Laura Mvula ou au set électro de Werkha. Car le jazz du Jazzkaar est d’abord un état d’esprit. Une prise de liberté intérieure à l’égard des codes et des conventions. Et, surtout, le reflet musical de cette situation géographico-politique complexe qui a fait de l’Estonie, au cours du siècle passé, un creuset d’invasions, d’influences et de fusions culturelles. Aujourd’hui, ce crépitement identitaire a quelque chose d’apaisé et de joyeux, qui tient sans doute à l’énergie très particulière de Tallinn, ville post-médiévale aux influences à la fois slaves et nordiques, dans laquelle on déambule, dans des rues pavées presque désertes, propice au recueillement intérieur aussi bien qu’aux éclats alcoolisés.

Le centre du festival, sis nonchalamment à l’ouest du centre-ville dans le quartier post-industriel de Telliskivi, est accessible à pied en longeant une voie ferrée et d’anciens wagons reconvertis en food trucks et terrasses pour familles et hipsters. Au petit-déjeuner du My City Hotel, nous croisons Laura Mvula, mal réveillée, qui inspecte les photos des stars historiques du Jazzkaar, de Bobby McFerrin à John Scofield en passant par Pat Metheny (ça dit quelque chose de la ligne curatoriale). Elle arbore une tenue aussi improbable que le pyjama rayé porté la veille au Nordea Kontserdimaja – son grand retour sur scène après s’être enfermée plusieurs mois pour plancher sur son nouvel album (et en profiter pour se raser la tête). A l’autre extrémité du spectre énergétique, la Catalane Silvia Perez s’installe seule avec sa guitare et sa voix volontiers embarrassée et butant sur un anglais approximatif : le public est immédiatement sous le charme. « You are funny », dit-elle, avant d’entonner un set composite mêlant reprises (à sa sauce) de Leonard Cohen ou Edith Piaf, bossa nova et chansonnettes autobiographiques. Et, toujours, des accents fadistes et un rire candide qui font à la fois saigner et fondre les cœurs.

Silvia Perez Cruz (c) Sven Tupits www.fotogeen.com

Plus brutal, le néo prog-jazz (on n’a pas trouvé de meilleure étiquette, qu’on pourra aussitôt jeter à la poubelle) du quartet de Leonid Shinkarenko : avec près de 40 ans de carrière, c’est l’un des vétérans de la scène lithuanienne : ça déménage, parfois jusqu’à la virtuosité superfétatoire au détriment de l’émotion. Nettement moins baroque, toujours dans la salle de la Punane Maja (“Maison Rouge” en estonien), la musique minimaliste du pianiste français Benoît Delbecq se déguste avec parcimonie, car c’est un jazz aux frontières de l’atonalité, et nettement plus cérébral malgré sa joyeuse fusion percussive avec les grooves africains d’Emile Biayenda. Au-delà de cet échantillon pas forcément représentatif, le Jazzkaar c’est aussi tout le reste : la tête d’affiche Cory Henry et ses apôtres du funk, les concerts à domicile (!), en banlieue de Tallinn, d’Anna Põldvee ou de Maarja Armaa, et les concerts gratuits essaimés dans la ville… Bref, le Jazzkaar est une occasion de faire cohabiter, dans la bonne humeur, des dimensions musicales disparates dans un moment de convivialité tout sauf mièvre : la trentième édition n’attendra que vous.

Festival Jazzkaar 29e édition, Tallinn (Estonie)
20 au 29 avril 2018

http://www.jazzkaar.ee/