Festival On Marche : soi-même comme un autre


Retour à Marrakech pour la 13e édition du festival de danse contemporaine On Marche, dirigé par Taoufiq Izeddiou. Un creuset de cultures et d’influences, qui interroge avec acuité la frontière entre l’autre et soi-même.

Jemaa el-Fna. Entre l’appel à la prière, les flûtes des charmeurs de serpents et les harangues des vendeurs de breloques, la concurrence sonore est omniprésente. Mais rien qui n’empêche la petite foule réunie dans le carré ouest de la place de répondre à l’invitation des danseurs de la compagnie Dyptik de venir s’asseoir de part et d’autre de leur installation circassienne. Souhail Marchiche, Mehdi Meghari et leur petite troupe sont basés à Saint-Etienne, mais sillonnent le monde avec leur spectacle aux influences hip-hop « D-Construction », joli questionnement sur le lien social et notre rapport à l’autre. Au même endroit, quelques jours plus tard, c’est au tour de Ben Fury de faire le pont entre les cultures, avec son « Cauchemar de Darwish », invoquant la figure tutélaire du poète palestinien Mahmoud Darwish : « Je suis d’ici et de là-bas / Je ne suis ni ici ni là-bas ». Avec le musicien Simon Thierrée, ils entonnent un refrain en arabe, connu de tout le monde, repris de concert par le public. Car place Jemaa el-Fna, on est au cœur de ce que porte On Marche : pour Taoufiq Izeddiou, épaulé par Nedjma Hadj Benchelabi, il y a d’abord la volonté d’insérer le festival dans la vie de la cité. De l’élitaire pour tous à la sauce maroco-vitezienne, mais surtout une envie de porter une énergie communicative et inclusive. Car le « on » de On Marche n’est pas le « nous » de clans sèchement identitaires qui ont tôt fait de déraper vers le rétrécissement des horizons ; c’est plutôt le pluriel générique et inclusif qui contient aussi bien soi-même que l’autre, quelle que soit son origine. A l’Institut français, soutien fidèle du festival, « Check Point 1 » d’Eric Oberdorff commence par une adresse au public sous la forme d’un sondage à main levée ; mais surtout par des mains tendues vers le public, geste que l’on verra se répéter cette année dans quatre ou cinq propositions artistiques de On Marche (coïncidence qui flirte avec la synchronicité jungienne) dont le vibrant duo « Error 404 » de Mourad Koula et Younès Es-Safy. Geste d’amitié ou appel au secours ? Surtout une envie d’éprouver, avec douceur et générosité, la dissolution des frontières entre les humains.

“La Esclava”, de Ayelen Parolin / DR

Au nouveau musée Yves Saint Laurent, qui ne désemplit pas depuis son ouverture l’année dernière, la salle Pierre Bergé n’avait pas vocation à accueillir des spectacles comme « Hadra » d’Alexandre Roccoli. Mais elle s’y prête pourtant parfaitement. Yassine Aboulakoul, interprète envoûtant et d’une physicalité impressionnante, circule dans l’espace dont son corps s’approprie la matière organique (bois magnifique offrant une acoustique impeccable), sur fond d’une électro puissante mais subtile jouée en live par Benoît Bouvot, toute en rythmes impairs, en contretemps de tambours et en basses surmixées semblables à un cœur emballé par sa propre transe. Car On Marche, c’est d’abord une marche intérieure, un voyage entre deux états d’âme. Pour preuve la reprise de « La Esclava » d’Ayelen Parolin, co-créée avec Lisi Estaràs . Après « Nativos » ou « Hérétiques », la chorégraphe argentine aime toujours le travail sur les symboles, mais ne s’y complaît pas dans une gravité froide. Estaràs y est ici sur scène comme dans un terrain de jeu aussi bien que dans le sanctuaire de son identité flottante. La voilà d’abord enchâssée dans un assemblage de branchages, porté sur ses épaules à la fois comme un fardeau et un ornement de danse. On imagine ces branches être un poids psychogénéalogique aussi bien que des suffocations mentales que la danse cherche à expier. Ses mouvements sont ceux d’un automate, exagérés, entravés. En fond sonore, une énorme basse saturant les subwoofers est le battement d’un cœur trop lourd et trop rapide, ininterrompu et suffocant. Estaràs est la reine d’un bal un peu kitsch, dans un costume à paillettes, un décolleté trop appuyé, victime du monde de la représentation, de l’interprète emprisonnée par un système à la fois intime et social. Mais Parolin n’aborde pas l’esclavage symbolique avec le pathos politique. Bientôt libérée de son entrave, la danseuse ne danse plus. Elle parle. Comme une Angélica Liddell soucieuse de délivrer une parole libératrice, dans une ode à la psychanalyse ou plutôt à la psychomagie du Verbe.

« Obscurité », présentation vidéo d’un travail du jeune Said El Haddaji, soutenu par l’Uzine de Casablanca, est un bon résumé des enjeux pour la création contemporaine. Debout dans une ruelle étroite, à côté d’un cageot qui lui sert de support chorégraphique, Said est un élément dissonant dans un environnement social qui n’a cure de ses simagrées gestuelles – et l’ignore superbement. En fond : une musique extradiégétique, qui n’appartient finalement qu’à lui. Il reste fidèle à son geste, à l’ombre de la ruelle, jusqu’au moment où il se met littéralement en marche et se retrouve au bord d’une rivière, nouveau monde fait de toutes les espérances. Ce même jour, en plein air, on assiste à un magistral work in progress de Taoufiq Izeddiou et Sharif Sehnaoui qui interroge par la force de symboles, comme dans « En Alerte », la bipartition entre ce qui est commun et ce qui est singulier. Le titre de la proposition, « Et pourtant elle tourne », pourrait s’appliquer à la danse contemporaine au Maroc qui, comme le rappelle Khalid Benghrib en introduction à son spectacle « Q-A Quotidien Aliéné », se déploie dans des conditions économiques éprouvantes. Et c’est la grande force de ce festival que d’avoir su, au fil de ses treize années d’existence, devenir une caisse de résonance vitale pour la danse maghrébine et méditerranéenne.

13e Festival On Marche, du 18 au 24 mars 2018