“Pity” / DR

C’est la 35e année que Jérusalem vit au rythme des salles obscures l’espace d’une semaine. Fidèle à la tradition, la cinémathèque, lieu central des projections et autres cinémas de la ville sainte ont diffusé plus de 150 films du 26 juillet au 5 août.

Si cette ville est surement l’une des plus complexes à comprendre au monde, le festival du film qui s’y tient a bien choisi son domicile. Le cinéma israélien, comme nul autre art (si ce n’est la danse) sur ce petit bout de terre si étrange, fait figure d’ovni, de par son insolence au cœur même du berceau de tensions éternelles. Il est une des rares formes d’art dans laquelle on sent une réelle réflexion, un vrai ton, un sentiment, une critique : la liberté en somme. Bien (très) loin devant les planches, c’est au cinéma qu’on peut tenter de prendre la température de cette société changeante d’année en année. Si on vient au festival de Jérusalem, on laissera donc volontiers de côté les films étrangers qui auront déjà été révélés pour la plupart dans d’autres festivals internationaux (comme Touch Me Not d’Adina Pintillie ou Leto de Kyril Serebrennikov), et on se plongera plutôt dans ce que le cinéma israélien fait de mieux : l’autocritique.

Si en 2018 on pouvait s’attendre à quelques croustillantes revendications #Metoo, on aura plutôt eu le sentiment d’un « circulez mesdames messieurs y’a rien à voir !». Ici les femmes portent des M16 en bandoulière à l’âge de 18 ans, alors elles peuvent bien réaliser des films non ? Près de la moitié des nommés de la compétition Haggiag (sélection de longs métrages israéliens) étaient des femmes et la moitié des œuvres diffusées parlaient d’elles, à l’instar du premier long métrage de Keren Ben Rafael « Vierges ». On est loin du ratio de Cannes.

Parmi les films récompensés, deux œuvres que l’on croirait jurer avec l’écrin qui les porte : comment imaginer qu’à moins de 2 km du Mur des Lamentations, on récompense Vache Rousse, premier film de la réalisatrice Tsivia Barkai-Yacov ? Benny, une jeune fille de 17 ans élevée au sein d’une communauté religieuse messianique et fille de leur leader découvre ses premiers émois sexuels avec une camarade de classe. Ou encore le documentaire du réalisateur Tomer Heyman, Yonatan Agassi saved my life ? Portrait tourné en huit ans sur la star mondiale du porno gay, Yonatan Agassi et la touchante relation qu’il entretient avec sa mère. Tomer Heymann, qui a réalisé Mr Gaga entre autres, ne brosse pas la société israélienne dans le sens du poil et cherche dans chacune de ses œuvres, l’acceptation de tous par tous, parfois de manière très crue : il avait d’ailleurs fait un film de son coming-out, It kind of scares me.

Si chaque année voit un thème se démarquer dans chaque sélection, 2018 semble être le cru exæquo de l’identité et du poids de la religion sur celle-ci. De prime abord la même rengaine menace d’engourdir les oreilles « encore des films sur la religion ! », « mais ce que ça peut être autocentré !». Puis on se souvient qu’on est en Israël, que cette société, bien qu’emprunte d’une identité et d’une base linguistique ancestrale, est encore un nourrisson à l’échelle des sociétés modernes, et qu’elle n’aura pas fini à quelques exceptions près, de disséquer les thèmes qui l’empêchent de s’affirmer à part entière à travers ses millions d’individualités et dans tout ce qu’elle a de plus banal en somme, tant qu’elle n’aura pas fini de crier ces frustrations-là. Elle avance malgré tout pas à pas et s’éloigne de ce qui est malheureusement devenu un cliché et qui a fini par fatiguer les spectateurs : le conflit israélo-palestinien. Elle se regarde à présent de plus près, en tant que personne avec des sentiments et des désirs. Serait-ce la raison pour laquelle il n’y a absolument aucune œuvre palestinienne dans la sélection ? L’absence assourdissante interroge, le festival répond qu’il n’y a malheureusement eu aucune candidature cette année.

Comme partout ailleurs, la sélection fait écho aux blessures du pays. Une série de décisions politiques récentes creuse encore un peu plus le fossé entre la classe dirigeante et les citoyens israéliens. Que ce soit la loi proclamant l’hébreu comme langue officielle unique aux dépens de l’arabe, ou celle qui exclut les couples homosexuels masculins de la gestation pour autrui pourtant autorisée dans le pays, ces sujets inquiètent une grande partie de la population israélienne. Arabes, musulmans, druses, gays, hétéros et familles en tous genres se sont réunis quelques temps avant le festival notamment à Tel Aviv pour protester contre un gouvernement de plus en plus autoritaire et clivant.

“Rédemption” / DR

Les œuvres à thème religieux ont donc largement été exploitées dans cette édition du festival car le sujet inquiète et menace les libertés fondamentales non seulement des plus laïques mais aussi des plus religieux qui jusqu’à lors, n’étaient représentés que sous forme de clichés au cinéma. Une façon pour la couche religieuse grandissante en Israël de parler d’elle d’une autre manière, comme dans Redemption de Joseph Madmony et Boaz Yehonatan Yacov, où un ancien chanteur de rock devenu orthodoxe décide de reformer son groupe pour une dernière tournée afin de payer le traitement de sa fille atteinte d’un cancer. Ce film a pour la première fois attiré une audience religieuse au festival habituellement fréquenté par un public laïque et a même gagné le prix du public. De quoi prouver que « comédie » ne rime pas qu’avec impie !

De même pour le thème de l’identité, la liberté d’être qui l’on choisit d’être, ce qui peut être un challenge dans un pays dont l’existence et l’identité sont basées sur des écritures bibliques, donc entourées de dogmes, avec tout ce que cela peut comporter d’entravant. Si le premier opus de Tsivia Barkai-Cohen, Vache Rousse, illustre parfaitement ce déchirement avec tout ce qu’une relation père-fille unique a de plus touchant, la lenteur du récit et la sensation de répétition perpétuelle de certaines scènes rendent l’expérience ennuyeuse par moments. Ennui néanmoins largement contrebalancé avec une fin toute en symboles déchus, la fin d’une époque, d’une attente millénaire, l’incapacité à réparer les fautes du peuple et par là même, retarder la venue du Messie lui-même : la liberté de l’Homme vue et incarnée par une femme. Edifiant.

C’est non sans maladresse que la plupart des films diffusés tentent de raconter l’histoire d’une société qui se cherche, mais toujours brillamment interprétée, comme si le talent et la sincérité coulait dans l’eau qu’on boit en Terre Sainte. C’est bien dans la ville de tous les monothéismes que des films tantôt tuant un symbole intouchable du judaïsme, tantôt explorant les dérives les plus sombres du porno et de l’escort gay, ont été acclamés et récompensés. C’est aussi là que l’on peut apaiser ses émotions post projo dans le jardin de la cinémathèque, de l’électro à fond, bière à la main, confortablement assise sur une chaise de piquenique pliante, face aux murs de la vieille ville qui divise et rassemble : mesdames et messieurs, bienvenue à Jérusalem.

Festival du film de Jérusalem, du 26 juillet au 5 août 2018