Carthage Dance : Tunis danse pour ne pas se perdre

C’est un événement qu’il faut mesurer à sa juste ampleur. Un pays qui décide de créer un (nouveau) festival international et qui mise sur la culture pour rayonner au-delà des mers et des frontières est toujours, en soi, une bonne nouvelle. Et à Tunis, ils voient les choses en grand. Monumental, pour être précis, comme en témoigne la flambant neuve cité de la culture, sorte d’entité gigantesque, chimère minérale entre un mall de Dubaï et une géode suspendue au-dessus des palmiers. Le message est tout à fait clair, et il sera intéressant de voir si les moyens nécessaires seront sacralisés pour faire tourner cette machine à rêves dans des conditions acceptables pour les artistes et avec une programmation de haute tenue pour le public. Le cœur de Carthage Dance y bat au quotidien, même si les artistes invités se produisent aussi en d’autres lieux de culture de la ville. C’est à l’entrée de ce palais des congrès où règne principalement le vide que le duo de chorégraphes Hafiz Daou et Aïcha M’Barek a offert aux spectateurs et aux badauds surpris en chemin une version courte de leur pièce « Sacré printemps ! ». Ces figurines à taille humaine, comme des traces vivantes des martyrs de la révolution, peuplent l’espace et accompagnent les danseurs dans leur recherche de cet esprit de révolte qui les traverse et les pousse à rester debout. L’énergie de l’ensemble puise autant dans les racines et l’attachement à la terre qu’au besoin viscéral d’embrasser le ciel. Pour cette première édition, on saluera aussi la merveilleuse idée de recréer le solo de Héla Fattoumi, « Bnett Wasla », pièce emblématique transformée en quatuor avec des danseuses du jeune Ballet national tunisien. Cet hymne à ce qui se love prend ici un sens particulier en dévoilant cette féminité douce et assumée qui longe les alcôves et semble redécouvrir la sensualité des corps et des âmes. Un retour aux sources géographiques qui rimait joliment ce soir-là avec une transmission presque maternelle, un passage de relais à cette génération qui se doit d’émerger. Côté découverte, c’est dans un ancien cinéma au cœur de la ville que se dévoile l’étonnant solo « Des lustres », de Marjory Duprès, que l’on aurait bien tort de qualifier uniquement de chorégraphique. Car c’est avant tout un travail pluridisciplinaire sur la matière de la mémoire, le corps, les mots, le son et les (superbes) images comme témoins des couches successives de ce que l’intimité sédimente constamment. C’est un magnifique travail où l’ethos n’est pas dit mais ressenti, prend son temps pour advenir puis se fondre ; un moment en apesanteur, léger comme le sont parfois les choses importantes. Retour dans le temple pour le très attendu « Dresse-le pour moi », une proposition de la chorégraphe libanaise Nancy Naous qui se révèle aussi subtile que nécessaire. Elle parvient avec une force contenue à raconter une histoire stéréotypée du corps masculin dans les sociétés arabes, symbolique et sensuelle. Les deux danseurs sont magnifiques dans leur ambivalence, porteurs de toute la complexité de leur contradiction (l’étonnant Nadim Bahsoun et Alexandre Paulikevitch). De la transe aux libations, du dépouillement à l’exultation, c’est une palette nuancée, précise et charnelle qui parvient avec détermination à toucher et à faire penser. Une introspection qui se partage et une autre façon de parler du genre. Le titre de ce spectacle qu’il ne faudra pas manquer vient de la traduction littérale d’une prière. Quand un jeune garçon n’avance pas sur le droit chemin, son père implore le Seigneur et prie en disant : « Dieu, tu sais que je me suis efforcé à éduquer mon fils ; j’y ai échoué. Dieu, dresse-le pour moi. »