Odyssées en Yvelines : les voyages forment la jeunesse

(c) J-M Lobbe

Depuis une vingtaine d’années, le CDN de Sartrouville donne un coup d’accélérateur à la création de spectacles jeune public. C’est le festival Odyssées en Yvelines qui présente en ce moment sa 11e édition. Il ne s’agit pas d’un festival ordinaire qui offrirait une programmation piochée dans la foule de propositions destinée aux jeunes spectateurs. Il s’agit d’un vrai dispositif de création et de démocratisation culturelle, dans l’esprit de la décentralisation théâtrale dont on fête cette année les 70 ans.

Ce sont six spectacles qui sont chaque fois « inventés » en Yvelines et « partagés » avec ses habitants. Les artistes investissent différents types de lieux du département : des théâtres, des bibliothèques, des collèges, des centres sociaux ou associatifs, pour des résidences, des répétitions, mais aussi des actions culturelles, des ateliers, des œuvres participatives comme le Carnet de voyage dans les zones d’éducation prioritaire. Et c’est tout naturellement dans l’ensemble de ces lieux où les spectacles ont été élaborés qu’ils sont ensuite diffusés tout au long du festival, mais aussi sur toute la surface du département, dans des zones urbaines comme rurales, de Rambouillet aux Mureaux, de Triel-sur-Seine à Aubergenville. Une volonté donc d’inclure tout un territoire dans un temps fort artistique et original. Le mode de production est lui aussi bien spécifique. Le CDN de Sartrouville constitue chaque fois une « équipe » composée de plusieurs binômes d’auteurs et de metteurs en scène. Certains se sont choisis et d’autres ont été rapprochés pour l’occasion. Une commande est alors passée au binôme, et le CDN produit le spectacle dans le cadre du festival.

Pour cette 11e édition, j’ai pu découvrir quatre des six créations présentées au festival, lors d’une des journées spéciales baptisée « Cité-Odyssée », où la plupart sont représentées au théâtre de Sartrouville. Et je commence mon marathon avec « L’Imparfait », de l’auteur-metteur en scène Olivier Balazuc, qui fait cavalier seul pour l’occasion. Il propose de décortiquer de façon tout à fait réjouissante un principe brûlant d’actualité : la quête de perfection dans l’éducation des enfants. Les parents, déçus de leur progéniture rebelle, font appel à un robot, fourni par une société de services, pour lui montrer le bon exemple et redresser sa conduite par identification. Le cyborg sans défauts prend bien vite la place de l’enfant dans le cœur des parents, et Balazuc pointe ainsi les travers de la culture du résultat qui gagne la start-up nation de l’ère Macron. C’est dans un grand geste transgressif (et jouissif !) que l’ordre familial est rétabli, et il est magnifique d’entendre une salle entière d’enfants hurler de bonheur en voyant les adultes enfreindre les règles qu’ils ont eux-mêmes posées. « L’Imparfait » possède avant tout une imagerie impeccable, qu’on aimerait pourtant voir un peu moins parfaite pour laisser plus de place aux problématiques soulevées, comme notre rapport à la transgression ou la question du rapport humanité/machine.

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Je monte ensuite dans un bus, direction le collège Louis-Paulhan, pour le spectacle « We Just Wanted You to Love Us », écrit par Magali Mougel et mis en scène par Philippe Baronnet, et je m’assois dans une salle de classe, accueilli par une inspectrice. Les élèves s’installent à leur tour, le professeur de français arrive, le cours semble commencer, mais cette inspectrice va venir perturber cette mécanique scolaire bien huilée. De questions en questions, elle fait ressurgir le passé trouble du pédagogue, et ce sont les années 1990 qui s’invitent par la magie du théâtre. Sous nos yeux, un métapsychodrame se met en place et les acteurs rejouent la tragédie de cette classe de 3e de 1995 dont le rêve d’aller en Angleterre fut fauché par la vague d’attentats commise par le GIA. Les esprits s’échauffent, le bouc émissaire est désigné en la personne d’une élève étrangère et introvertie, et c’est l’escalade de la violence. Sans aucune nostalgie et dans un dispositif terriblement efficace, l’autrice et le metteur en scène mettent en lumière l’universalité des luttes de pouvoir à l’adolescence, qui mène bien souvent jusqu’à la mort, et la façon dont le spectre de nos erreurs passées peut nous tourmenter toute notre vie. Les élèves spectateurs, inclus dans ce récit et mis devant ce miroir temporel réfléchissant leurs propres problématiques actuelles, en sortent bouleversés, et nous aussi.

Déception en revanche pour les spectacles que j’ai vus par la suite. « La Rage des petites sirènes » et « Hic et nunc » ratent leur cible en commettant le même péché d’orgueil, celui de ne pas soigner la narration. Si du côté des sirènes l’inventivité des images et des marionnettes et l’engagement des comédiennes sont à saluer, le voyage d’apprentissage de ces deux sœurs manque cruellement de péripétie et se perd dans un bavardage stérile, alors que le thème de la séparation était pourtant porteur. Heureusement la scène d’adieu final est très réussie et nous laisse sur une belle émotion. De son côté, « Hic et nunc » et sa réécriture actuelle du mythe de Candide tombe complètement à côté. Malgré l’aveu explicite de l’impossible choix des épisodes de la part de l’autrice, le récit est soit frustrant pour ceux qui connaissent Voltaire, soit indécryptable pour les novices (et donc le public auquel il est destiné). Malgré une interaction entre jeu et chant lyrique non dénuée d’intérêt, rien de ce conte moral ne parvient à nous atteindre. Tout est trop rapide et surtout anecdotique, là où pourtant Voltaire était si puissant, comme son Nègre de Surinam ici devenu enfant travaillant dans les mines de lithium, sans plus de contexte ni de réflexion sur la naïveté ou l’aliénation. La seule maigre piste philosophique qui nous est donnée, c’est une évocation en guise d’épilogue du colibri de Pierre Rabhi.

Odyssées en Yvelines est donc un festival qui porte bien son nom. C’est un voyage, une chance de découvrir le théâtre, non pas par le socle intimidant du répertoire, mais par les voiles gonflées de vent de la création, avec ses découvertes et ses péripéties, ses merveilles et ses déconvenues. De ces voyages dont on dit qu’ils forment la jeunesse.