41e Cinéma du réel : survie en territoire hostile

La 41e édition du Cinéma du réel au Centre Pompidou, rassemblant des films documentaires venant d’horizons divers, a fait cette année la part belle aux luttes politiques et à la jeunesse, avec notamment la section « Front(s) populaire(s) » et la rétrospective consacrée au cinéaste américain Kevin Jerome Everson. Si bien que nous pourrions dire de cette sélection « du réel », dont la ligne longe au plus près les bouleversements et sursauts de l’époque et l’actualité du monde, qu’elle nous initie à quelque chose qui s’apparenterait à une survie en territoire hostile.

En partant de la guerre en Syrie filmée par les jeunes réalisateurs de « Still Recording », nous découvrons des films qui montrent la capacité inexorable de l’être humain à habiter des territoires abîmés, envers et contre tout. Le documentaire de Ghiath Alhaddad Ayoub et Saeed Al Batal, tourné à Douma (Ghouta orientale), documente la vie quotidienne de jeunes Syriens ayant rejoint l’armée des rebelles hostiles au régime de Bachar al-Assad. Au-delà des images d’actualité de la guerre en Syrie qui ont envahi les écrans du monde entier, « Still Recording » agit comme un témoignage vécu de l’intérieur par les deux réalisateurs, questionnant par l’image elle-même la nécessité de l’art en temps de guerre. Les deux jeunes réalisateurs syriens, en filmant les combats mais également la vie intime et quotidienne des rebelles, offrent une vision bien plus proche du « réel » que le ferait n’importe quel reportage d’actualité, avec tout ce qu’il suppose de contradictoire et de divers : un sniper téléphone à sa mère tout en ajustant dans son viseur un opposant sur lequel il s’apprête à tirer ; un homme en survêtement se livre quotidiennement à son entraînement de foot au milieu des décombres ; on continue d’enregistrer des émissions de radio, de danser avec ses amis, de se faire des tatouages entre deux bombardements. Toute la force et la subtilité de ce documentaire réside dans le traitement de la mort et de ses multiples manifestations : omniprésente, celle-ci reste au bord du cadre ou toujours ramenée par fragments, comme si son morcellement était une manière d’en préserver l’importance, par opposition à un cinéma de fiction où la mort peut s’exhiber sans gravité. Des traînées de sang remplacent les cadavres, qui sont alors relégués au hors-champ lorsqu’ils sont présents dans la parole, ou au gros plan auquel on peut toujours raccrocher un semblant de vie. S’arrachant ainsi à l’obscène qui habite tout espace guerrier, en produisant des images qui s’y refusent tout en ne niant rien de l’horreur de la guerre, Ghiath Alhaddad Ayoub et Saeed Al Batal opèrent une extraordinaire réappropriation d’un réel qui ne peut que leur échapper et lui restituent une dignité. À cet égard, « Still Recording » apparaît comme le paradigme même du documentaire permettant au spectateur d’appréhender une réalité étrangère souvent difficile mais qui ne cède en rien au misérabilisme.

On retrouve une intention similaire dans le beau « Hamada », d’Eloy Dominguez Seren (lauréat du prix Loridan Ivens-Cnap), plongée au cœur de la vie d’un camp de réfugiés dans le Sahara occidental, pleine d’humour et de finesse malgré un environnement rude, ou encore dans « Taurunum Boy », de Dusan Grubin, qui nous fait voir le quotidien de jeunes supporters de foot serbes dans un quartier difficile de la banlieue de Belgrade. Dans ces deux documentaires, tout comme dans « Still Recording », partout la vie, qu’elle passe par les raps scandés à la sortie d’un petit stade un peu miteux réclamant plus de liberté et de possibilités d’avenir ou par les désirs d’émancipation de la jeune femme au centre de « Hamada », qui rêve de conduire une voiture pour aller faire des virées, « comme [ses] frères ». Partout la vie, donc, partout des manifestations d’espoir au cœur d’une misère sociale ou humaine qui nous rappelle l’aspect infiniment précieux de ce « cinéma du réel » : une manière de montrer que la débrouillardise, l’humour et l’art sont toujours autant de moyens de résistance à l’oppression politique et aux catastrophes individuelles et collectives.