DañsFabrik : danse blanche

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Tentation, à l’issue de la 11e édition du festival brestois DañsFabrik, de dégager un nouveau courant esthétique qu’on appellerait le « rétentionnisme », dont la ligne forte consisterait à retenir le mouvement, à contenir celui-ci dans une gangue de gestes économes et austères, empêchant le basculement du corps dans l’élan jubilatoire qui semble le faire danser tout seul, lui préférant la sobriété sérieuse d’un geste sous contrôle, dont le pas – la marche – paraît être la parcimonieuse métonymie.

À l’exception du grandiose carnaval vitaliste de Marlene Monteiro Freitas, qui venait clore le festival et offrir le déchaînement physique tant retardé, la convergence des propositions troublait, d’autant plus qu’une partie des créations étaient découverteshic et nuncpar les programmateurs. Sans verser dans la symptomatologie, on pouvait reconnaître à la sombre Stimmungde fin du monde une influence nourricière tant dans les thèmes abordés – l’entropie chez les Chiliens de « Peso muerto », la fragile présence humaine sur fond de chaos pour la Libanaise Yalda Younès, dans « A Universe Not Made for Us » – que dans les partitions dansées, entre minimalisme et désincarnation : sur de grands plateaux blancs cliniques, à même le béton nu ou sur de sobres planches de bois (ambiance table rase), on a ainsi vu des corps marcher, se plier, faire des allers-retours, déposer de la vaisselle sur un matelas aquatique, le tout extrêmement posément, mécaniquement, faces graves, allure d’automates anémiés, et volonté de neutralité affichée.

Cette épreuve, qui n’est pas sans donner le sentiment d’une danse exsangue, pourtant, interroge énergiquement le spectateur : d’où vient un tel épuisement ? Faut-il y voir une danse qui, ayant absorbé dans ses fibres la décomposition du monde, entend recomposer un alphabet de gestes, fractionnant ainsi le mouvement en atomes, comme chez Gaël Sesboüé ? L’univers est en mouvement, mais le corps ne l’est plus, semble murmurer la création « Peso muerto ». Même tendance à l’inventaire de ce qui reste dans la performance de Lénio Kakléa dans son « Encyclopédie pratique », une des propositions les plus intéressantes du festival, qui reconstitue, à partir de l’observation des habitants d’Aubervilliers, une grammaire de gestes, familiers mais devenus méconnaissables, ambiguïté qui nous désoriente presque autant que la mollesse à la fois voluptueuse et catastrophiste des quatre interprètes se vautrant contre des cubes en mousse (sans parler de la sidérante présence de Lénio Kakléa elle-même, toute en force masculine).

S’agit-il de rétablir un équilibre avec ce monde trop rapide et trop goinfre, de ralentir les flux, en opposant à la profusion le risque de la disparition ? Le « Layl (Night) » d’Ali Chahrour, élégante méditation sur la perte, faisait écho à l’énigmatique et lancinante performance de Josef Nadj sur la disparition, où, le visage couvert de bandelettes, le colosse serbe ainsi momifié danse avec son double – un inerte pantin –, produisant, dans un dispositif qu’on lui connaît – une petite boîte noire lugubre – une anxiogène réflexion sur le temps et la mort, venant compléter un très beau travail photographique dans lequel un cadavre de crapaud séché épouse des formes vivantes sans qu’on sache jamais qui, de l’animé ou de l’inanimé, contamine l’autre. La radicale respiration, le cri d’exultation est venu des créations de Volmir Cordeiro dans « Époque » et – magistralement – de Marlene Monteiro Freitas – deux propositions qui, sans hasard, dataient déjà de quelques années –, cabaret expressionniste furieux pour l’un, cérémonie païenne de statues souffrantes pour l’autre, sur fond de cymbales hystériques, démesure tragique et revigorante à la fois. D’exceptionnelles créations musicales, mêlant son organique d’avant le monde et éructations de tambours – hallucinante composition du musicien Philippe Foch –, venaient apporter la part manquante de chair, le gouffre sensible dans lequel on aime à plonger, planche de salut face à un sentiment global de sous-exploitation des corps et d’austérité. Cru exigeant, le festival de Brest offrait cette année d’anthracite échos à l’atmosphère générale et illuminait celle-ci par la richesse des sensations et réflexions qu’il engage.