Festival Bibliotopia : écrire sur les ruines

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« La nature fait la gestation, les génies font l’accouchement. » Cet aphorisme de Victor Hugo mériterait de figurer au frontispice de la Fondation Jan Michalski, fabuleuse institution dédiée à la littérature construite au milieu des vaches à Montricher, en Suisse.

Dans ce lieu isolé du Jura suisse, 40 écrivains du monde entier viennent chaque année séjourner pour une durée de un à six mois. Aux frais de la fondation, ils y entament ou finissent un livre, jouissant d’un silence absolu et d’une vue idyllique sur les Alpes et le Léman, mais aussi d’un complexe architectural audacieux et superbement utopiste. Les « cabanes » où s’exerce leur maïeutique ont été terminées fin 2017. On les doit à des architectes de réputation mondiale, tels Alejandro Aravena ou Kengo Kuma ; elles s’égaillent en contrebas d’une bibliothèque rectangulaire et verticale à la sobriété scandinave, qui offre 65 000 volumes à la consultation de tout mortel venant à pousser la porte.

Résidence d’écrivains et temple de lecture démocratisée, Michalski est aussi un lieu d’expositions (René Char jusqu’à fin septembre) et d’événements. Les 17-19 mai ont vu la 2e édition du festival Bibliotopia, avec pour thème cette année « Le rôle de l’écriture et de la littérature dans la société ». Quinze auteurs invités y ont parlé d’engagement, d’histoire, de politique, sous le regard aiguisé de Vera Michalski, mécène des lieux, et de quelques centaines de festivaliers.

L’Anglais Jonathan Coe et l’Ukrainien Andreï Kourkov se sont emparés du genre de la satire, posant la difficile question de son impact. « Certains auteurs croient qu’ils influencent la société, moi j’écris pour confirmer à mes lecteurs qu’ils ont raison de penser ce qu’ils pensent », a lancé Kourkov, auteur du drolatique « Pingouin » et du « Dernier Amour du président ». Coe date son appétence pour la satire de sa lecture des « Voyages de Gulliver », de la fin du livre surtout, où Swift nous envoie au pays des Houyhnhnms. Là, rappelle-t-il, Gulliver côtoie des chevaux beaux et intelligents arrivés au sommet de la sagesse et ayant pour esclaves des Yahoos, animaux répugnants et pitoyables qui se révèlent être des humains.

Le recours à l’animal comme perturbateur ou négatif de notre humanité est aussi dans l’œuvre d’Aminatta Forna, écrivaine britannique et sierra-léonaise dont « Le Paradoxe du bonheur » met en scène une ville de Londres parcourue par d’étranges renards. Ces animaux errants révèlent une arrière-cour urbaine faite de laissés-pour-compte à la recherche du bonheur et parvenant, pour certains, à y accéder.

Juan Gabriel Vásquez est venu en Suisse présenter son beau dernier livre, « Le Corps des ruines », qui mêle enquête historique sur son pays, la Colombie, et autobiographie. Selon lui, la dénonciation de l’injustice, en littérature, doit prendre la forme de la fouille et de ce qui lui succède, le « démaquillage ». Démaquiller les meurtres et la violence, démaquiller les reliques dissimulées par les falsificateurs de l’histoire. Pour enfin transmettre à l’humanité une « autre vérité ».

À Michalski, on pouvait aussi écouter la Roumaine Raluca Antonescu et les Français Olivier Rohe et Pierre Ducrozet, tous trois résidents à la fondation cette année, mais aussi la Turque Oya Baydar, le Polonais Jacek Dehnel, le Camerounais Max Lobe, la Croate Dubravka Ugresic, la documentariste Anne Nivat, l’avocat international Philippe Sands, auteur de « Retour à Lemberg », œuvre monumentale sur les génocides et leur mémoire.

On pourra regretter que peu de place, dans les débats, ait été accordée à la littérature elle-même, c’est-à-dire au « comment écrire ». Auteurs et public ont été logiquement emportés par les enjeux socio-politiques dont leurs livres s’emparent. Il a fallu attendre le musicien Rodolphe Burger pour interroger un peu plus la forme, toutes les formes, par la grâce d’un concert du samedi soir mettant en scène des images animées et fixes, des textes, de la musique bien sûr. L’éclectisme littéraire que s’assigne Michalski s’épanouissait alors avec ambition, faisant vibrer sa majestueuse canopée de pierre sous les étoiles d’une humanité plus généreuse.