© Philippe Lebruman

Avec une meute recomposée, qui accueille deux vieilles canailles de Jérôme Deschamps (Lorella Cravotta et Olivier Saladin), Jean-Christophe Meurisse déjoue l’esprit de Navarre. Non seulement par son premier dispositif bifrontal censé remettre l’inconfort en éveil et immerger plus symboliquement dans la sclérose familiale, mais aussi par une dramaturgie moins syncopée qui préfère à la traditionnelle compilation de sketchs une trajectoire performative, plus évocatrice que narrative, peuplée de figures interchangeables et, comme souvent chez les Chiens, de grands bébés lubriques qui font l’hélicoptère. L’exercice fait au départ assez peur, tant on a le sentiment que la première scène, fameuse grande bouffe explosive que tous les vaudevilles et tous les détracteurs surréalistes du noyau bourgeois ont déjà exploitée, fait la part belle à une satire peu inventive. Dans l’esprit du déjeuner sur l’herbe de « Jusque dans vos bras », les langues décomplexées délient alors notre funeste imaginaire collectif à l’échelle intime et politique, dans une cruauté trop attendue pour dérégler sa mécanique et un humour trop significatif pour convoiter ce « comique absolu » baudelairien qu’atteignait parfois la tendresse féroce des Chiens. 

Il faut dire qu’en sondages de la famille postmoderne, le théâtre contemporain n’en est pas à son coup d’essai, et pour exemple de réveillon plus qu’imparfait, on songera à « La République du bonheur » de Martin Crimp. Fort heureusement, la boule à neige de Jean-Christophe Meurisse se recharge bien vite lorsque la potacherie scatophile révèle le plus bel événement du monde. La troupe retrouve alors toute son immoralité joyeuse et cet art qui n’appartient qu’à elle de tirer les larmes au fin fond du dégoût.  Dans cette dramatisation au long cours, c’est dans les interstices des saynètes, les contrepoints et les chutes qu’affleure l’unité latente du collectif, cet amour bien caché que le patriarche Olivier souhaite au départ reconstituer envers et contre toute représentation. Car loin d’entériner une fois encore, comme Jean-François Lyotard ou Simon Stone plus récemment avec « Ibsen Huis », la désagrégation irrémédiable du noyau familial, le collectif moque à l’inverse la rationalisation outrancière du bonheur collectif par une conclusion allégorique qu’on lui connaît bien, menée cette fois par des sapins enguirlandés. Par-delà ce bifrontal inclusif qui n’est pas tellement exploité, les Chiens de Navarre regagnent la force défigurante de l’acte performatif. Ils réécrivent par ailleurs une subtile trajectoire de la culture populaire comme ciment du collectif (poursuivant alors sans en avoir l’air leur précédente exploration française), de l’humiliant Trivial Pursuit des dimanches après-midi aux chanteurs amnésiques de Nagui, auxquels Olivier Saladin rend un vibrant hommage. Surplombant cette baignoire vieillissante gagnée par la neige, dans la scène la plus réussie du spectacle, on repense alors aux paroles d’Aznavour que les Chiens eux-mêmes nous ont rappelées, preuve s’il en est qu’ils ont encore raflé la mise : « C’est drôle on ne se sent pas tristes, près du grand lit de l’affection. »