Survivances

Between me and P.

(c) Margherita Cenni

Comment rendre un corps à l’absent ? Donner à voir une disparition sur scène pourrait tout avoir d’une gageure. Et pourtant, Filippo Ceredi nous entraîne avec une pudeur certaine dans l’histoire complexe de la « disparition volontaire » et jamais résolue de son frère aîné plus de vingt ans auparavant, au travers d’une enquête faite d’images, de photographies, d’interviews de proches, de livres ayant appartenu au jeune homme qui seront disposés sur scène durant la performance.

Obéissant à la volonté de comprendre cette disparition choisie, Filippo Ceredi nous expose autant d’indices, de l’engagement politique jusqu’aux difficultés psychiques de son frère, qui échoueront pourtant à donner une explication définitive, comme dans toute histoire reconstruite a posteriori. De P., nous n’aurons ainsi jamais le visage sur scène, mais un portrait kaléidoscopique, composé de tous ces fragments récoltés au long d’un processus d’exhumation que l’on imagine avoir été difficile mais nécessaire pour l’artiste. Derrière une table et un ordinateur depuis lequel il ouvre les archives récoltées, le performeur se fait ainsi passeur d’une mémoire, d’un point de vue – celui de P. sur le monde à travers ses photographies – adoptant une position volontaire de retrait qui ne pourra s’estomper qu’à la fin de la performance par une libération du corps.

« Between me and P. » nous livre ainsi une méditation avant tout visuelle où peuvent se loger nos images manquantes, laissant toute la place au spectateur, se faisant alors figure de médiation entre le présent et l’absent, témoin, réceptacle d’un drame intime. Tout le talent de cette mise en scène réside dès lors dans la création d’une forme devenue interstice, qui nous rappelle à quel point le théâtre peut se faire don mutuel lorsque le récit intime n’en est pas réduit à l’exhibition voyeuriste ; celui d’une présence qui vient rappeler les fantômes, leur oppose un corps bien vivant et l’offre aux spectateurs avec l’espoir d’y trouver l’écho de sa propre vie. Il y a là quelque chose d’une tentative infinie : celle d’effacer nos solitudes tout en rappelant le mystère insondable que chacun, en dernier lieu, représente pour les autres. Un théâtre de la catharsis, donc, mais d’une catharsis pudique, à mi-chemin entre celle de l’artiste et celle qui est donnée au spectateur, qui nous rappelle son pouvoir essentiel – osons le mot – de « guérison ».