Visions du Réel : “The House”, une vision du réel

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Inlassablement, un festival de documentaires pose la même question : que filme-t-on du réel et comment ? Les réponses, on le constate, sont standardisées. Même un festival aussi riche que Visions du réel (Nyon, Suisse), où des centaines de films du monde entier sont présentés, offre très peu d’œuvres de cinéma. Leurs réalisateurs sont de bons faiseurs de films, appliqués et sincères, affichant une qualité satisfaisante de narration, de montage et de production. Peu d’entre eux inventent des objets filmiques, de ceux qui impliquent profondément le regard. Werner Herzog, primé à cette 50e édition du festival pour toute son œuvre, nous rappelle en creux que c’est une question de talent, lui qui fut capable de transformer ses films en fièvres visuelles et ses personnages en mythes. Mais il y a aussi un problème de posture : tout se passe comme si « faire du documentaire » consistait à donner à voir. Probable contresens.

Cette approche aboutit à définir trois ou quatre genres balisés, au premier rang desquels le documentaire politique, idéalement à charge. On dénonce ici la construction d’un barrage, là le déplacement d’une ville minière, l’errance inacceptable de réfugiés roumains en Europe de l’Est, l’oppression d’une tribu en Birmanie, la recherche de maris disparus par des femmes tunisiennes, toutes causes filmées avec distance et dignité bien sûr, le cinéma est un art respectable, non mais.

Deuxième proposition stéréotypée : l’immersion en milieu peu connu, de préférence exotique. Et résolument sans message : je filme, vous regardez. Je fais semblant de ne pas vous imposer de regard. Chez les aborigènes d’Australie, préférablement cadrés par un Danois, auprès des fumeurs d’opium du Laos, filmés par un Belge, en compagnie d’enfants dans le désert argentin, dans un village noir et kitsch des Everglades de Floride, ou tout simplement « chez moi en Azerbaïdjan », où, vous allez le constater, le rythme de vie est incroyablement lent.

Le film d’autofiction ou de famille est le troisième standard, de préférence teinté de réflexion sur l’histoire. Cela donne un laborieux film est-allemand de quatre heures (le noir et blanc est si beau…), une chronique familiale japonaise forcément touchante, une réflexion introspective sur la fin des illusions scandée par des textes de Kafka et de Brecht sur fond de Passion selon saint Matthieu… cette œuvre oubliée de Bach.

Dernier genre fléché, l’essai poético-arty. Cette année, une réflexion sur les gratte-ciel de Hong Kong, des contes des mille et une nuits irano-n’importe quoi, un road movie US à la sauce Akerman, une histoire expérimentale de la musique électronique, un essai sur la composition de l’image de soi, une observation de puzzles d’animaux, n’en jetez plus. Bizarrement, ce dernier genre semble avoir le vent en poupe. Tout n’est pas nul dans ces essais, certains font preuve d’une originalité de traitement rafraîchissante. Mais d’urgence, guère. Cinéma documentaire sans nécessité = punition immédiate.

Tout à coup, des miracles se produisent. « I Have Seen Nothing, I Have Seen All », du Syro-Libanais Yaser Kassab, bouleverse avec sa narration d’un exil qui fait s’entrechoquer plusieurs paysages irréels sur fond de discussions au téléphone, avec un père resté en Syrie, c’est-à-dire en enfer. Amie-Sarah Barouh irrite par un certain maniérisme mais émeut sincèrement lorsqu’elle raconte une étrange relation amoureuse avec un bad boy ayant élu domicile dans les bas-fonds de la gare de Lyon (« I Can Change, But Not 100% »).

Le sommet a été atteint à notre avis par « The House », de la Française Mali Arun, dont on ne comprend toujours pas pourquoi il figurait en deuxième division du festival. Portrait d’une maison communautaire en Alsace, ce film splendide offre en 1 h 10 une épaisseur stupéfiante de sujets et de regards. L’utopie politique, la famille – la paternité, la maternité, la fratrie –, le travail, l’art, l’argent, la santé, la mort, tout est présent ici, et cette densité est peinte et pas seulement captée par la grâce d’une caméra-pinceau se mouvant avec délicatesse et maturité. Il y a de l’Alain Cavalier dans l’attention amoureuse de la voix off et le goût élégant du détail. Il y a surtout la confiance dans le cinéma d’une jeune réalisatrice qui se donne pleinement à son film. Elle assume, elle ose, elle transfigure. C’est juste et beau.