Passage : voir des Éthiopiens faire de la corde à sauter et mourir

Qu’est-ce que la grâce abyssine ? De grands yeux globuleux d’où brille un blanc marmoréen, des traits faciaux singuliers – on reconnaît immédiatement un Éthiopien – et mystérieux – combien de sources dans ces visages ? –, un courant d’énergie qui traverse le corps pour s’achever dans un décochement d’épaule inimitable : l’eskista (une danse typique).

Et, sous le chapiteau du Festival Passages, à l’occasion d’un des spectacles les plus attendus, « Ethiopian Dreams », un mélange de contorsions et de suspensions dont le fil invisible semblait être la joie lumineuse qui circulait dans et entre les corps de la troupe Circus Abyssinia. Le caractère énigmatique de ce pays peu « familier » venait apporter son lot de mystère et d’étrangeté à l’exercice bien rodé du cirque, déclassicisant les numéros, transformant les contorsions des unes, à l’hallucinante souplesse, en un sidérant devenir-serpent à quatre têtes, lestant les sauts aériens des autres d’une force qu’on se plaisait à imaginer historique, tellurique : ces acrobaties virtuoses, d’autant plus fortes que très épurées, sollicitant peu d’accessoires, effectuées sur fond de pays fantasmé, faisaient ce soir-là exulter le public – en délire devant cette synthèse magnétique. D’eux – les quatorze interprètes de la troupe –, de leurs visages entremêlant concentration extrême et rire franc, de leurs danses sur des chansons traditionnelles ou des rocks éthiopiens, se dégageait une joie très pure, livrée brute, comme une perfusion d’émotion élémentaire.

Car le Festival Passages, qui accueille des spectacles en provenance de pays africains et des Caraïbes, dont c’est cette année la 11e édition, est d’abord une fête : on y sent, palpable, le plaisir pris par le public et les artistes à se rencontrer. Passages n’a pas besoin de se revendiquer politique : il l’est, dans la place et la parole qu’il donne à la culture et à l’altérité des artistes, voltigeant avec talent au-dessus de tous les risques (homogénéisation, bien-pensance, etc.). Son audace se lit dans la diversité de sa programmation, soucieuse de varier autant les formes (cirque, théâtre…) que les thèmes et les registres. On a ainsi pu entrer dans le jubilatoire spectacle burkinabé des compagnies Opus et Fil, où le charismatique Monsieur Bakary introduit dans son hétéroclite, poétique et ironique « Musée Bombana de Kokologo », sorte de cabinet de curiosités pratico-surréaliste, où les lunettes de sommeil rivalisent d’inventivité avec la machine à plier et à prier en même temps : sorte de griot contemporain, Monsieur Bakary invite, avec une générosité enjouée, à faire de la récup et du système D. un véritable art poétique.

C’est une tout autre émotion, puissante et profonde, que soulève le remarquable « Quatrième mur », adaptation brillante du roman de Sorj Chalandon, récit d’une tentative d’adapter « Antigone » au Liban, sur fond de multiconfessionnalisme. Scénographie élégante, construite autour d’un jeu d’échos entre parole sur scène et parole filmée, écran et plateau, atmosphère sombre et inquiète, douleur sourde : on a rarement vu un spectacle capturer aussi bien la gravité du monde, le sentiment de fatalité qui traverse celui qui en regarde l’état, aujourd’hui, là où, en particulier, le ravagent les conflits religieux. Acteurs extrêmement justes, lancinante plainte chantée, clair-obscur sur la scène : le déchirement de Beyrouth s’installe sous nos yeux, avec une pudeur creusant le tragique.

On ressort des différentes propositions du Festival Passages en ayant l’impression d’avoir fait d’immenses traversées océaniques dans la sensibilité humaine, d’avoir bondi d’un lieu et d’une histoire à un(e) autre par la générosité des conteurs, de s’être abreuvé à leurs récits, à leurs images, à leurs voix et à leurs présences, si belles, si multiples, et on s’éloigne des chapiteaux en flottant, gonflé d’un sentiment de gratitude et délesté d’un poids diffus, aussi léger, désormais, qu’un Abyssin sur un trapèze.