Dévorer les images

© Laurent Gilliéron

Qu’est-ce que la photographie ? La circulation accélérée des images en deux dimensions, le partage d’un talent moyen parmi les publics qui la pratiquent et en deviennent les apprentis techniciens, l’homogénéisation des thèmes et des angles de vue posent une question simple : pourquoi la photographie n’est pas qu’une image ?

Dans une année bouleversée où l’on est davantage surpris si un festival culturel n’est pas annulé, le maintien du festival Images Vevey était un événement en soi. Au-delà du miracle logistique, il est un temps fort de la photographie contemporaine. Il rappelle assidûment ce qui singularise le médium – la reproduction – et s’en joue. Il conjure presque ainsi sa malédiction originelle, lui restitue sa valeur par là même où il pèche. La photographie redevient ce qu’elle est depuis son entrée dans l’histoire de l’art, un objet et un jeu. Un objet photographique tridimensionnel, qui se modèle, se découpe, se transforme, s’abîme, s’appréhende dans le temps et l’espace ; et un procédé technique ludique, qui appelle à expérimenter, parcourir, jouer. Rappelons les photographies de poulpes de Guido Mocafico plongées dans le Léman et observables uniquement depuis un paddle, qui disaient beaucoup de la fantaisie et de la détente qu’on attend de vous à Vevey.

Les photographies sont recoupées, recadrées, reproduites sur bois, verre, bâche, subissent tous les outrages du plein air, vent, pluie. Dispersée dans la ville, la photographie surmonte les immeubles, jalonne les parcs. Vevey expose une image devenue lieu (devenue tente même avec André Kuenzy). Avec l’installation de Christian Boltanski, elle devient une performance visuelle. Une série de portraits d’enfants venant de naître est déroulée dans le dédale infernal d’un échafaudage qui fait l’effet d’une monumentale presse rotative. Chaque visage donne la dérangeante impression d’un masque funéraire, impression que renforce le compteur qui domine la salle del Castillo et dénombre en temps réel naissances et décès dans le monde.

Le spectacle permanent des images est une dévoration. L’habileté à produire des images de soi, le plaisir d’observer un monde clos, autoréférentiel et de s’en satisfaire regardent nos défaillances individuelles. Le fait que la pulsion d’image s’assouvit à l’endroit même où elle prend sa source est un sujet pour la psychanalyse. En revanche, le fait que la photographie articule de la pensée, soit un objet, une installation même qui produit des espaces, modifie l’impression du temps et la concentration, déploie des imaginaires qui nous sont étrangers, aide à l’intellection du monde et au dévoilement de ses illusions regarde l’histoire de l’art et le politique.

La photographie ne participe pas au flux des images, elle est à même de l’interrompre et de réassigner à chaque spectateur un statut d’agent, qui produit du sens et s’étonne. Le spectacle des images tient en lui-même, s’alimente par surenchère, engloutit pour ainsi dire le sujet, tandis que la photographie les multiplie, donne envie de s’interrompre, de dévier, de parler. Vous parler du travail sur la mémoire de Refik Anadol, moment de poésie cérébrale qui vous montre ce qui ne se laisse jamais voir. Vous parler d’Alina Frieske, dont les photocollages donnent une sensation de peinture, parler de l’impressionnisme technique de Jack Latham, parler de Kensuke Koike et de Thomas Sauvin, qui altèrent des portraits, ciselant la photographie, sans rien lui ajouter ni lui retirer, transfigurant chaque visage à partir de lui-même. Parler de Gibellina Nuova, parcourue par Taiyo Onorato et Nico Krebs, parler d’Aladin Borioli et de son atlas de ruches multimillénaires où l’archive photographique devient un outil d’exploration de la notion de réceptacle.

La photographie doit ouvrir des lignes de désir, couper à travers champ, s’imposer dans la cité, comme à Vevey, où l’on dévore les images avant qu’elles nous aient dévorés.