© Christophe Raynaud de Lage

« The Sheep Song » repose sur un dispositif scénographique simple — deux tapis roulants sur lesquels une fable aux atours enfantins défile en une série de tableaux vivants : un mouton, dont la difformité l’éloigne du troupeau auquel il appartient, tente sa chance auprès des humains en changeant peu à peu d’espèce. Devenu un malhabile bipède, pieds cliquetants et pelage dénudé, il découvre le monde des humains, dont le bestiaire, pour ainsi dire, est spécialement sombre, cruel même : dans « The Sheep Song », le mouton est souvent le plus humain des hommes. Spectateur errant d’une marche qui va tout droit vers la dérive, il assiste, coi, aux déboires des fous et des esseulés qui le traversent, visages obstrués et corps de glace. À travers son regard ineffable, le mouton devient alors l’image de la différence : d’abord épargné par la déréliction qui gangrène les silhouettes humaines, il est vite mis à l’écart et moqué pour sa dissemblance, qu’il rechignait en vain dans son troupeau… L’histoire se répète. À terme, il deviendra même la victime de ceux qu’il avait tant enviés : pour exister dans le monde humain, encore faudrait-il arrêter la course qui l’épuise… Par-delà les rails, c’est le monde qui se défile à qui veut l’apprivoiser. 

En fait le dispositif de « The Sheep Song » est à la fois la force et la faiblesse du spectacle. D’un côté, le déroulement continu d’images est hypnotique, il illumine la dramaturgie d’un monde qui s’absente à lui-même autant qu’à celui qui veut rejoindre son rythme effréné. D’autant que la fable, en reprenant certains topoï de l’univers médiéval (on pense à Bosch ou Brueghel), réussit à  intégrer finement certains mécanismes du conte dans un univers bien plus sombre, d’où émergent foule de tableaux profonds et transgressifs. Délivrant un propos qui ne succombe pas au message univoque, elles échappent du coup à la morale : bien que le mouton, peinant à s’accommoder à sa propre différence, est prisonnier de sa nature, la noirceur du déterminisme ne quitte jamais l’intérêt poétique de la proposition. De l’autre côté, l’idée même des tapis roulants emprisonne un peu le spectacle, puisque les images, condamnées à la fugacité, échouent à créer de vrais événements (à l’exception peut-être des deux passages marionnettiques). Du coup, faute de pouvoir se reposer, le dispositif aussi a tendance à manquer de souffle — d’où une certaine distance émotive avec la salle, que la froideur des lumières motorisées renforce en filigrane. Finalement, FC Bergman est un peu la victime de sa propre dramaturgie : si le défilement ininterrompu permet de mettre en exergue l’inexorable accélération d’un monde qui se dérobe sans pitié aux délaissés, le spectateur lui aussi aura peut-être tendance à se sentir comme un paria, exclu par les mêmes images qui l’avaient tant séduit.