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Elle entre sur scène, allure de motarde déterminée, présence ferme à mi-chemin entre la boxeuse et la Domina. Lenio Kaklea plante son regard sans concession dans le vôtre. D’une voix claire, dont la douceur contraste avec le propos, la danseuse et chorégraphe grecque ouvre son spectacle « Sonatas et Interludes » en revenant sur sa genèse, et le renversement impulsé par une prise de conscience historico-politique qu’elle lui a fait subir.

A l’origine, une commande est faite à l’artiste, en forme d’énième hommage à John Cage. Lenio Kaklea exhume ce que le récit officiel ne dit pas : l’inventeur du « piano préparé » a été largement influencé par deux chorégraphes afro-américaines avec qui il collabora dans les années 30-40, Syvilla Fort et Pearl Primus, qui lui inspirèrent de nouvelles techniques sonores – dont celle, devenue culte, de « préparer » son piano en y installant divers matériaux. Résolue à rendre publique cette maternité passée sous silence, Lenio Kaklea entend inverser les hiérarchies, et lance, comme si elle prenait Cage en octogone : « Ce soir, c’est John Cage qui est à mon service. » Si tous les féminismes pouvaient être aussi culottés et drôles, moins prompts à piétiner qu’à inventer de nouvelles formes, forts d’un humour qui, loin de le diluer, aiguise le sérieux du propos, on serait moins souvent perplexes. Danser avec, et non sur, « Sonates et Interludes » est une gageure : comment rentrer dans la rupture ? Lenio Kaklea devient angle, points, lignes brisées, heurts et sursauts. A peine semble-t-elle rechercher un accord, plutôt un croisement avec le son, entre deux fractures des notes et du geste. La composition révolutionnaire de John Cage n’autorise aucun abandon, et c’est à cette inquiétude, corollaire d’une vigilance vis-à-vis des récits et de ceux qui les font, que nous invite la chorégraphe.

Clin d’oeil avant le parricide, la scène est nue mais n’en est pas moins “préparée”, par des matériaux non plus artisanaux mais digitaux : les clous, vis, écrous ont été remplacés par des supports technologiques (une caméra qui filme en direct, des effets d’image diffractée, un drone qui vole). Sans rien perdre de son attitude d’amazone, la danseuse se défait de son scaphandre de motarde, ajoutant à sa partition de guerrière, l’ambiguïté d’une mise à nu : est-ce le rappel d’une fragilité ou au contraire, de la puissance redoublée du corps échauffé ? On ne saura pas : pas de début ou de fin dans “Sonates et Interludes”, pas de progrès, seulement du discontinu. Et la danseuse, au diapason de cette énigme. Dans cette “Egypte dont on voudrait déchiffrer les hiéroglyphes” (Deleuze, à propos du Baron de Charlus), dans ces harmonies introuvables où un piano cogne comme une percussion tandis que le geste se heurte, nait une certaine douceur : peut-être celle de l’ « harmonie anarchiste » dont parlait le compositeur, pour évoquer les sons lorsqu’ils sont libérés de tout système de loi :  sur la scène nue, il n’y a bientôt plus de hiérarchie ni d’autorité entre la danseuse et le piano.