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Les Rejetons de la Reine, engendrés par l’École Supérieure de Théâtre de Bordeaux Aquitaine, nous proposent le résultat d’un travail élaboré en collectif. Tandis que Simon Delgrange rédigeait le texte de ce « Poignard dans la poche », Julie Papin, Clémentine Couic, Alyssia Derly et Jérémy Barbier d’Hiver s’en emparaient sous la houlette bienveillante de Franck Manzoni.

Simon Delgrange invente ici son propre rythme nourri du travail au plateau de ses quatre acolytes. Le résultat est une tornade qui emporte tout sur son passage, mots, couverts, vaisselle, oripeaux et couronnes. Mais ce serait malhonnête de laisser entendre par cette image que la prestation de ce collectif fut un pur travail de sape. La tornade détruit et ouvre sur le néant. Le cyclone des Rejetons de la Reine fait advenir un sens.

Reprenons depuis le début. Un père et une mère attendent leur fille pour dîner. Cette dernière doit leur présenter sa nouvelle petite amie. Le père (Jérémie Barbier d’Hiver) et la mère (Julie Papin) sont assis côte à côte sous la lumière blafarde d’une pauvre ampoule et emplissent l’espace, vide, de leur parole. « Il fait beau. C’est agréable », dit le père. L’arrivée de la table qui sera – aurait dû être – celle du repas partagé annonce l’arrivée des filles. C’est alors que tout déraille. Les pointes hystériques de la mère, interprétée par la mirifique Julie Papin, qui alternent avec de purs moments de tendresse maternelle ou paternelle, scandent ce déraillement généralisé. Le spectateur se trouve plongé dans une boucle temporelle dégénérée dans laquelle le discours avance frénétiquement en spirales. Les paroles se croisent, s’entremêlent et n’appartiennent plus en propre à aucun des personnages. L’inanité des échanges naît de la saturation de la parole et le texte s’autodétruit dans une perpétuelle invention déliquescente.

On notera la virtuosité des quatre comédiens qui jonglent avec les répliques au milieu de ce chaos virevoltant. Cette représentation nous a laissé ébaubi. Nous sommes sorti du studio de création du TNBA sans bien savoir où nous en étions. Force est de constater, a posteriori, que nous avons assisté à un petit bijou théâtral dans lequel les objets et accessoires théâtraux deviennent les instruments parodiques d’une projection de nos fantasmes. Simon Delgrange rend aussi un étonnant hommage à la valeur performative de la parole au théâtre, lui restituant sa valeur quasi magique. De même qu’il suffit qu’un homme déclare sur un plateau qu’il a douze ans pour redevenir immédiatement aux yeux des spectateurs un petit enfant, de même il suffit au père de déclarer qu’il est le Roi Bertrand pour l’être devant nos yeux ébahis. Avec ou sans couronne.

Le spectacle, au sens littéral du terme, peut aussi être lu comme le dévoilement, sous la forme d’une prolepse, de la violence qui se cache au cœur de toutes nos représentations sociales. L’ensemble de la pièce constitue la projection des haines, des rancœurs, des mensonges et des secrets accumulés au sein, ici, de la cellule familiale. La divagation de chacun de ces êtres n’a pas donné naissance à un vain chaos. Elle fait naître à chaque instant un peu plus de sens. C’est au milieu d’un plateau dévasté que chaque élément semble reprendre sa place naturelle. Et pourtant les traces du combat demeurent pour nous rappeler que les sourires et les discours policés ne peuvent dissimuler que pour un temps notre hystérie intime et l’éclatement de la vérité.

Là est la magistrale leçon de ce collectif : la vérité de ce que nous sommes ne peut se révéler que dans un déraillement généralisé. Lorsque tout s’apaise, que les discours reprennent sens dans la paix rassurante d’un repas partagé, les cadavres de bouteilles, la vaisselle brisée et les reliques d’un repas décadent, qui disparaissent lentement dans l’ombre et que nous voudrions bien ignorer, sont pourtant toujours là et nous entourent alors que nous jouons à être. Un théâtre de la Catastrophe donc, mais de la Catastrophe qui élève.