Plus de 200 artistes pour 30 projets dans 23 lieux de Toulouse et de l’agglomération : pour sa deuxième édition, la Biennale, festival international des arts vivants, portée par le Théâtre de la Cité, tient à la diversité des espaces et des créations, autour d’un focus qui témoigne, si besoin en était, de la vivacité de la scène helvétique.

Au-delà d’un best of des œuvres de François Gremaud et le Opα de Mélina Martin, dont I/O avait déjà rendu compte, on retrouve dans l’ambitieuse et éclectique Biennale une variété de propositions qui surgissent un peu partout dans l’espace urbain, déployées avec intelligence autour d’une judicieuse collaboration entre grosses structures publiques et lieux alternatifs : performances en extérieur comme le « Sisypholia » de Natacha Belova et Dorian Chavez dans laquelle ce dernier trimballe, le long de la rue d’Alsace Lorraine, son rocher de Sisyphe – boule de vêtements de deux fois sa taille – symbole simpliste mais efficace de la société de surconsommation ; ou encore le geste mystico-plastique du Néerlandais Nick Steur, dont le travail sur pierres en équilibre tient lieu d’exercice zen.

Mais la plus in situ d’entre toutes est sans nul doute « L’Age d’or » d’Igor Cardellini et Tomas Gonzalez. Très ressemblante à la série « Remote X » du Rimini Protokoll, avec laquelle elle partage qualités et faiblesses, la performance du duo suisse dévoile ce pervers mais efficace modèle scénographique qu’est le mall à l’américaine. Le point de départ de leur déambulation est d’une fertile incongruité : posés sur des chaises-longues devant les blocs métallisés du centre commercial de Blagnac, entre le silo du parking et les arcades monumentales de l’extension du bâtiment principal, les spectateurs, casque sur les oreilles, sont gratifiés d’une introduction informative sur l’histoire des lieux. Un peu trop factuelle, sans doute, mais avec le mérite de poser le décor. Car, très vite, derrière la description au premier degré se pose la question du sous-texte, des enjeux économiques et humains, de notre propre rapport aux environnements marchandisés et aux gestes de consommation. La promenade guidée sur le marbre lisse des allées commerçantes, du supermarché Leclerc au H & M en passant par de fantomatiques boutiques vides, interroge les déclinaisons performatives de nos sociétés ultralibérales avec beaucoup d’humour et de ludisme. Mais ce que la proposition gagne en légèreté pédagogifiante, elle le perd en poésie et mystique, là où « Remote X » parvenait à créer des espaces-temps en suspension dans lesquels chacun pouvait (dans le meilleur des cas), y projeter une part de lui-même. « L’Age d’or » vacille un peu trop entre documentation sarcastique et tentative de rêverie urbaine, et aurait gagné à pencher plus radicalement d’un côté ou de l’autre.

“L’Age d’or” (c) Michiel Devijver

Au petit théâtre alternatif du Grand Rond, une série de soirées double bill font revivre la tradition des éclatants numéros cabarettistes de l’âge d’or du music hall. Alexandre Bordier, dans « Man in the Spoon », courte séquence reprenant le jeu traditionnel de cuillères percussives, y ajoute son univers de one man show burlesque qui s’inscrit dans la lignée de Pierre Repp et des grands bafouilleurs scéniques. Comme ce dernier, il infuse dans sa prise de parole de feintes de langage, soutenue par une dimension physique singulière, jeu complexe de mimiques dédoublant le déphasage du langage. A sa suite, Marc Oosterhoff, avec « Take Care of Yourself », cultive l’art du mutisme expressionniste, se faisant d’abord jongleur alcoolisé par ses erreurs d’adresse, puis acrobate sur un plateau parsemé de couteaux et de tapettes à souris, avant de finir en adepte du knife game, titillant dangereusement les nerfs des spectateurs. Un numéro exigeant et espiègle, qui n’est assurément pas pour toutes les sensibilités.

Avec nettement plus de douceur, la compagnie Trickster-p (Cristina Galbiati et Ilija Luginbüh) font asseoir un petit groupe de participants à des tables de lecture éclairées par une discrète lumière individuelle. Un volumineux livre de 300 pages y apparaît comme un artefact mémoriel : dans les écouteurs, une narratrice fait rejaillir, pêle-mêle, des souvenirs autobiographiques qui font l’objet de dérivations sérendipitaires. Mais là où le projet aurait pu être une prolongation puissamment immersive de l’œuvre d’un Alberto Manguel sur la lecture, on est plutôt conviés à un cours bergsonien sur les concepts de vision, d’espace et de territoire et à des bribes d’anthropologie pour les nuls. Spoilant en passant le « Nom de la rose » d’Umberto Eco, « A book » est paradoxalement d’abord un cheminement par les oreilles – intensifié par un précieux travail de mixage audio stéréo – dans lequel le livre est littéralement un prétexte au service d’un propos trop falot pour convaincre, ponctué de faux éclairs épiphaniques (« Pourquoi nous souvenons-nous du passé et non du futur ? »). Si l’on regrette que le livre ne soit pas davantage utilisé comme une matière organique – en l’état on aurait pu y substituer de simples planches imprimées -, on reste toutefois agréablement surpris par cette expérience de « pas de côté » qui répond parfaitement au leitmotiv de la Biennale.

“A book is a book is a book” (c) Giulia Lenzi