DR

Pour cette nouvelle édition du festival brestois, Dañsfabrik, deux chorégraphes, Jerôme Bel (qui a décidé de ne plus prendre l’avion pour des raisons écologiques) et Betty Tchomanga, ont été associés à la programmation qui interroge la nécessité de la danse au cœur des questions environnementales.

Les historiens de la danse (leur travail a commencé) auront pour tâche de penser les effets de la « non-danse », terme apparu dans les années 1990 pour désigner les travaux d’artistes aussi différents que Boris Charmatz, Jérôme Bel, Joseph Nadj ; il s’agissait alors de désigner des pratiques chorégraphiques qui revendiquaient une création scénique transdisciplinaire en s’écartant du mouvement dansé traditionnel. Certes, nos yeux de spectateurs se sont habitués à la modernité de la danse qui pousse parfois le vieux théâtre dans les orties. Lors de cette édition 2022, on s’étonna d’attendre parfois un « moment » de danse quand le discours environnemental prenait le pas sur l’éclat d’un corps qui jaillit ; pourquoi ne pas danser ? Comme lorsqu’on s’ennuie dans une fête où tout le monde bavarde.

Pour autant, l’édition 2022 de Dañsfabrik ne manque pas d’intérêt. Olga Dukhovanaya (qui a dansé notamment avec Boris Charmatz) propose en ouverture un faux solo (“Swan Lake Solo”) d’une trentaine de minutes, variation condensée autour du “Lac des Cygnes”, dans une libre interprétation musicale de Tchaikovsky. On pensait à ce magnifique texte de Deleuze sur Beckett (“L’Epuisé”) en regardant son corps répéter les mêmes mouvements, litanie du vocabulaire de la danse classique, désynchronisant les rythmes, comme confiné dans un espace volontairement réduit. La fin est encore plus belle, lorsqu’elle quitte le solo, pour être propulsée par un alter ego – que serait le ballet sans les portés ? – avant d’inventer des gestes qui nous semblent nouveaux. La forme légère, destinée à être dansée partout, séduit par la cohérence de son propos et la rigueur de son exécution.

Changement d’univers, Thomas Ferrand proposait ensuite une rencontre , “Des plantes sauvages à l’heure du capitalocène”. Le sujet est passionnant : la défense des plantes sauvages et de leur utilisation alimentaire. On consomme aujourd’hui une vingtaine de plantes dont des céréales, le cueilleur dans les temps anciens lui en mangeait beaucoup plus en travaillant moins. Certaines plantes comportent des parfums de clou de girofle ou d’ananas, de noix de coco ou de pamplemousse, pourquoi ne pas les déguster alors que nous importons ce que nous mangeons des quatre coins du monde ? Le metteur en scène, conférencier et botaniste esquisse des réponses, attise la curiosité mais on pourra regretter une forme un peu floue (proche du stand-up) qui gagnerait à choisir entre la conférence et la simple rencontre.

Le mouvement et la parole s’accompagnent volontiers d’images. On avait un souvenir ébloui des “Saisons” d’Artavazd Pelechian, le cinéaste arménien revient après 23 ans de silence avec un film testament, “La Nature”, majestueux et apocalyptique. En ouverture, des images somptueuses de montagnes, d’océans et de volcans, accompagnées du “Kyrie” de Beethoven, comme si les hommes demandaient pardon à leur terre pour tout le mal qu’ils lui font. Puis c’est la colère de la nature qui éclate avec des images de tsunami et de marée noire. C’est un film impétueux, pur et terrifiant qui met en exergue plus que tous les discours ces questions écologiques qui innervent le festival.

La chorégraphe martiniquaise Annabel Guérédrat nous plonge en 2083 sur une île déserte autrefois appelée Martinique. Après des siècles de contamination, d’occupation et de tourisme (litanie qu’elle hurle en créole, en anglais, en espagnol et en français), aucun humain, aucun animal, aucune plante n’a survécu. Seules les salgasses, des algues toxiques, sont restées. La performance hurlée-chantée dans les micros agresse rapidement. C’est un cri qui veut exorciser le mal, mais quand la performance se limite à un discours politique, le rendez-vous n’a pas lieu. Sans forme aboutie ni propos fouillé, on s’ennuie et on s’agace devant le principe de la répétition vu et revu sur tous les plateaux depuis trop longtemps, la boucle enferme et empêche son message d’atteindre les spectateurs.

Du son saturé encore ! “Into the wall” est une création pour un danseur à partir de l’album concept “The Wall” des Pink Floyd. Les effets lumière sont saisissants, on se laisse entraîner volontiers par l’énergie de cet album mythique qui rappelle des souvenirs à chacun. Les oreilles saturées par les Pink Floyd, les yeux cherchent la danse, même si Joachim Maudet ne ménage pas sa peine. Sa présence au plateau fait sens par moment, étrange corps articulé, tantôt surhomme galvanisé par le son, tantôt insecte qui tente de survivre dans un milieu soudain hostile, avec sa cagoule à paillettes qui nous prive du visage. La sidération ou la contemplation de cet ovni musical fonctionne mieux que la tentative d’illustration par la danse. Comme la scène finale, transmission à un enfant qui lui ressemble d’un certain amour de la performance, du show et du corps en scène.

Il fallait bien, pour finir cette journée, un peu de tendresse dans ce monde sauvage. “Forces de la nature” d’Ivana Müller est un moment de grâce. Le spectacle, proche du théâtre (des acteurs et un texte) s’attarde sur les mouvements et les réflexions de cinq personnes, reliées par des cordes, comme des alpinistes en goguette. Leurs questions, naïves et/ou spirituelles sur ce qu’ils sont en train de faire et de jouer-vivre deviennent l’unique partition textuelle, le dispositif d’interdépendance (dès que l’un bouge, les cinq bougent) crée le dessin des corps dans l’espace. Trois hommes et deux femmes qui ne sont pas là pour observer le paysage mais bien pour y réaliser un projet, tout aussi vital qu’inutile, métaphore visuelle d’un écosystème fragile à préserver. Sérieux dans leurs tâches, ils devisent sur le monde. Mais toute l’habileté d’Ivana Müller est de nous faire rire (beaucoup) sans rompre l’extrême fragilité poétique de son spectacle.

« Autrefoisquand la Terre était solide, je dansais, j’avais confiance. A présent, comment serait-ce possible ? » est une phrase de Michaux. Voilà ce qu’on pensait en quittant Brest, légers et préoccupés.