Pour cette vingt-deuxième édition d’Actoral, grand temps fort de la saison scénique marseillaise, l’invocation par son directeur Hubert Colas des arcanes majeurs du tarot ne pouvait que titiller la fibre artistico-mystique. Le festival convie ainsi à une « mise en alerte de nos désirs » dont la soirée d’ouverture s’avère l’éclatante et ludique démonstration.
Si Actoral déploie sa programmation dans une grosse vingtaine de lieux dans tout Marseille, c’est au Mucem que se concentre le week-end initial. Second volet de la « Trilogie des identités », « Wild Minds », du metteur en scène suédois Marcus Lindeen, est basé sur des témoignages de daydreaming. Un état qui au-delà de ce qu’il évoque de rêverie romantique est aujourd’hui diagnostiqué comme une pathologie dont sont atteints les dits “rêveurs compulsifs”. La spécificité de ce projet original est le dispositif, un cercle de parole en petit nombre qui mêle sans distinction comédiens et spectateurs. Mais c’est aussi l’utilisation de la technique du « headphone verbatim » qui renforce l’immersivité de la dramaturgie : les comédiens entendent leurs répliques par oreillette et doivent les reformuler à haute voix. Ce procédé permet, de façon plus ou moins convaincante, de simuler l’authenticité des témoignages réels sur lesquels s’appuie le texte. Si l’étrangeté artificielle de l’ensemble peut dérouter, la force du propos balaie toute réticence, tant elle attise la réflexion sur la nature de la fictionnalisation du réel et sur l’escapisme : le syndrome dont il est question est-il une chance créative ou une faiblesse compensatoire ? Les vrais-faux participants semblent converger autour d’une réponse médiane et ambiguë, enclins autant qu’incapables de vouloir se débarrasser de leur singularité.
« Distinguished Anyways », la nouvelle série de « Pièces distinguées » de La Ribot, creuse le sillon de l’in situ qui est la marque de fabrique de la chorégraphe et performeuse suisso-espagnole depuis trente-cinq ans. Le duo de la n°55 (Pierra Bellato et Juan Loriente), présenté sur la place d’Armes du Mucem, semble être le contrepoint lactescent de la n°45 : il en reprend le principe du couple qui se peinturlure le corps, dans une sorte de lutte gréco-romaine portant en elle autant de tendresse que de brutalité. Mais ici le blanc se substitue au rouge, comme une évocation de l’albâtre sculpturale dont les deux corps seront bientôt les figures immobiles, couverts de couches superposées reflétant la déclinante lumière vespérale. On ne sait pas vraiment si ce plan de coup(l)e intimiste, sobrement intitulé « Amore Mio », laisse davantage une impression de viscosité et d’étouffement, ou de pureté régénérée d’un amour lavé plus blanc que blanc. « Parliamo di corpi », disent les personnages, et c’est peut-être d’abord de cela qu’il s’agit : de corps amoureux livrés à leurs plus secrètes joies et à leurs plus secrètes blessures.
La première française de « This Song Father Used to Sing (Three Days in May) », créé en 2015 et présenté cette année en tournée au Festival d’Automne, est assez représentative du naturalisme poétique et du documentarisme social du Thaïlandais Wichaya Artamat. Chaque année, à la date-anniversaire de la mort de leur père, un frère et une sœur se retrouvent pour une routine chinoise commémorative. Le père est l’absent omniprésent, évoqué à chaque dialogue, celui pour qui on débat de la cuisson du riz ou des préférences en matière de dispersion des cendres. Mais c’est aussi une figure fantomatique dont on ne saura jamais rien, tant le passé n’a ici aucune espèce d’importance, Artamat préférant la focalisation sur un pur présent animé par une très beckettienne dramaturgie de l’absurde. Etirant la matière théâtrale de son huis clos minimaliste en trois longues et lentes séquences antispectaculaires, au risque d’un ennui calculé, il parvient à saisir davantage que son objet d’étude apparent. Car du léger décalage entre les personnages avec le monde – le frère complètement scotché à son téléphone portable, la sœur distraite et évaporée – surgit un émouvant scénario du renouement. Ancré dans la réalité de la Thaïlande contemporaine, ponctué de références iconographiques et musicales, à sa pop culture, le théâtre d’Artamat est avant tout une exploration minutieuse et ludique de l’intime.
– “This Song Father Used to Sing (Three Days in May)” : Théâtre Paris Villette (Festival d’Automne), du 28 septembre au 5 octobre