Plus ancien festival d’Irlande du Nord, le festival international des arts de Belfast (BIAF) fête sa soixantième édition. Avec plus de trois cents événements dans une trentaine de lieux de toute la ville, c’est avant tout une opportunité de réunir les communautés autour de nouveaux imaginaires.

Il y a l’Irlande de carte postale, celle de la série « Game of Thrones » dont les lieux de tournage sont devenus en quelques années le galvaniseur du tourisme ulstérien. Et puis il y a la réalité urbaine de la capitale qui porte encore les stigmates du conflit achevé il y a vingt-cinq ans et surnommé, avec un euphémisme et une pudeur tellement britanniques, « The Troubles ». Belfast, comme toute l’Irlande du Nord, est enserrée par une injonction contradictoire de mémoire et d’oubli : une envie de mettre le passé derrière elle tout en conservant intacte l’omniprésence post-traumatique de ces memorials – protestants comme catholiques – monuments, plaques murales et fresques de street art en hommage aux victimes de l’autre camp, qui convoquent parfois une inquiétante imagerie paramilitaire. Il serait faux, pourtant, de reléguer ce surdimensionnement de la mémoire victimaire à être l’unique source de hantise de la fabrique artistique, et les questions sociétales restent particulièrement prégnantes.

Mais dans le contexte nord-irlandais, les arts et la culture ont un rôle d’autant plus fort de défense des principes de tolérance et de vivre ensemble : une mission adoptée pleinement par le BIAF et son directeur artistique depuis 2013, Richard Wakely, en curateur pontifex pour qui seuls comptent les liens tissés, au sein des communautés locales, mais aussi avec l’étranger. En témoigne cette année la venue cette année du directeur du D-CAF, le metteur en scène égyptien Ahmed El Attar, et les échanges artistiques entre les deux festivals, avec des artistes irlandais intégrés au programme des spectacles cairotes. La région MENA (Middle-East North Africa) est d’ailleurs l’objet d’un focus particulier avec quatre artistes invités : « Fighting and the resilience of the body » de Shaymaa Shoukry, les chorégraphies de rue de Chaouki Amellal et Mehdi Dahkan (« Ma’Kan » et « Kamissa ») et enfin une performance de Youness Atbane. « The Second Copy : 2045 », le spectacle présenté par ce dernier au MAC (Metropolitan Arts Centre), vient remplacer en dernière minute « Untitled 14 km » annulé pour cause de problèmes de visas (vive le Brexit), et parle lui aussi de nécessité mémorielle : c’est un travail pseudo-conférencier et chorégraphique, conceptualisant sur le statut de l’art contemporain et des artistes, en particulier au Maroc, qui propose une anticipation politique volontairement pessimiste quoique chargée d’une vraie poésie et d’un jubilatoire humour autoréférentiel.

Plus léger et familial, « The Ghost House » est une création de la compagnie locale Cahoots, spécialisée dans les créations immersives et les performances de magie. Il s’agit d’une improbable déambulation dans l’espace temporairement désaffecté d’un centre commercial, au City Retail Park, réaménagé en maison hantée : autour d’une storyline classique de crime et de rédemption, le spectacle pose l’hypothèse du pardon entre des frères déchirés (toute ressemblance avec des événements historiques ne serait que fortuite). Si l’on reste pour le moins passif devant l’action qui se déroule dans chaque pièce – un peu regrettable pour un événement immersif –, on reste suspendu à la série de séquences hybrides, mêlant théâtre et danse, articulées autour d’une architecture d’histoire de fantômes. A défaut d’une expérience révolutionnaire, Cahoots propose un environnement visuel et sonore parfaitement maîtrisé.

“Propaganda” DR

Au Lyric Theatre, « Propaganda », de l’Irlandais Conor Mitchell – dont il est à la fois, assez remarquablement, l’auteur, le compositeur et le metteur en scène – est une comédie musicale romantique qui se déroule à Berlin au début de la Guerre froide. Les héros, Hannah et Slavi, un jeune photographe qui réalise des portraits féminins olé-olé, tentent de réunir assez d’argent pour se réfugier à Cuba… tout en échappant à l’œil de Moscou. Si la facture de l’ensemble, sur le fond comme sur la forme, reste assez classique dramaturgiquement, la légèreté du ton et la précision du jeu sont au service de situations délicieusement absurdes, mêlant comique de situation et propos politique à la Lubitsch. Le tout servi par une partition cabarettiste et kurtweillienne efficace, interprétée en live par les 14 musiciens du Belfast Ensemble, ainsi qu’une scénographie ingénieuse, « Propaganda » ne détonnerait pas dans la programmation de Broadway de la rentrée prochaine.

Entre deux spectacles, le centre-ville de Belfast n’est pas en manque d’activités pour le festivalier flâneur. Au dernier étage du Ulster Museum, un showcase annuel d’artistes locaux, émergents comme confirmés, permet de découvrir les tendances des créations récentes en art plastique. Dans une petite salle de la nouvelle université, l’exposition « Taking Liberties ! » du punk anarchisto-romantique Jamie Reid, également intégrée dans le BIAF, offre une rétrospective visuelle de ce graphiste iconoclaste connu surtout pour ses pochettes d’albums des Sex Pistols. Et pour ceux que ni la culture, ni la bière d’un pub historique de la capitale comme la Whites Tavern, fondée en 1630, ne suffiront à rassasier, on pourra conseiller une petite visite dans l’un des cinq restaurants du chef étoilé Michael Deane – pourquoi pas le Dean Love Fish aux remarquables spécialités maritimes.

Le symbole de Belfast est, depuis le XVIIe siècle, l’hippocampe, symbole de la fusion terre-mer. Mais aussi, dans la biologie cérébrale, le siège de la mémoire épisodique, celle de notre perception des événements passés, zone primordiale pour la construction de son identité. De nombreux événements du BIAF interrogent, plus ou moins consciemment, cette question centrale, dans un jeu d’allers-retours entre passé et futur. Leur diversité, thématique et formelle, offre la possibilité de réunir des populations hétérogènes et de tenter de consolider les liens sociaux. Et c’est peut-être là, plus que dans de souvent illusoires déclinaisons discursives, que se joue la véritable dimension politique d’un festival.