Si la mise en scène de figures littéraires ou historiques ne parvient que rarement à s’élever au-dessus de son sujet et à sortir de l’ornière monographique, voire hagiographique, force est de constater que Camille Dagen et Emma Depoid, avec la brillante insolence de leur jeunesse et le concours de formidables comédiennes et comédiens, évitent de tomber dans le piège qu’encourt le théâtre-documentaire en s’attaquant à la figure mythique de Simone de Beauvoir.
Simone de Beauvoir, c’est cette jeune femme en jean et t-shirt blanc qui ouvre la pièce et qui par les mots dits échappe aux ténèbres qui la traquent et la poursuivent ; c’est cet enfant – incarnée par l’étonnante et talentueuse Hélène Morelli – hurlant de rage dans son cercueil de bois, c’est aussi cette jeune fille découvrant qu’elle est femme et se révoltant contre la vieillesse pour conjurer la mort ; ce sont ces comédiennes et ces comédiens, nés pour la plupart après la mort de celle que René Maheu avait affectueusement surnommée le Castor et traversés pourtant par la voix, les mots, les doutes, la rage, les rêves et les cauchemars de cette figure bien souvent réduite, dans l’imaginaire commun, à quelques phrases tronquées ou caricaturées. C’est nous enfin, miroirs pâles et blêmes d’une colère qui nous effraie parce que nous sentons combien elle est justifiée et probe.
Les mots de Beauvoir, couchés sur le papier à des périodes diverses où l’horizon intime et historique s’obscurcissait, sont les stigmates d’une rage capable encore de renverser l’injustice et de combattre l’infâme. Camille Dagen et Emma Depoid n’ont pas pour objet de nous imposer une figure univoque, dans une sorte de geste mimétique qui aurait été vain et malvenu. Elles ont simplement offert un bel écrin épuré aux mots de celle qui refusa d’abdiquer, comme avaient pu le faire les « grandes personnes » de son entourage, et qui n’a eu de cesse d’échapper aux « il faut » entendus depuis toute petite. Comme la vie est violente et comme l’Espérance est lente…
La première partie, allant de l’enfance à la Seconde Guerre mondiale, alterne entre les intermittences d’un cœur plein d’une rage de vivre et de purs moments de respiration, parfois comiques. Les pans de murs ajourés deviennent des obstacles que la jeune Simone de Beauvoir franchit sans répit afin d’échapper à un espace de plus en plus contraint. Ils tracent ainsi sur le plateau les contours d’un labyrinthe perpétuellement mouvant dans lequel Simone de Beauvoir se retrouve emprisonnée. Les ondulations scéniques permises par les déplacements de ces montants de bois sont la métaphore spatialisée d’une explosion viscérale et intime qui fait voler en éclat le carcan qui enserre la jeune fille, puis la jeune femme. Cette chrysalide de bois et d’acier disparaîtra d’ailleurs lorsque la jeune fille prendra son envol. Le plateau, à la fois espace de projection de l’intime traversé par des rêves et des cauchemars et prison où défilent la petite et la grande histoire (la guerre d’Algérie), éclairé par des bougies vacillantes ou de pâles néons froids, est occupé de manière particulièrement judicieuse. Oscillant entre légèreté et gravité, la scénographie nous embarque dans une traversée trépidante où il ne s’agit pas de raconter une vie mais bien plutôt de montrer les errances de toute vie prise en étau dans un champ de forces.
On suit avec enthousiasme Camille Dagen, Hélène Morelli, Marie Depoorter, Nina Villanova et Sarah Chaumette, tour à tour Simone de Beauvoir, dans ce labyrinthe mémoriel transformé en chambre d’écho de nos propres jugements tantôt drôles, tantôt absurdes ou inquiétants. Camille Dagen et Emma Depoid ont réussi ce brillant tour de force de donner à voir une Simone de Beauvoir qui nous était jusque-là inconnue, sans la trahir un seul instant et sans rien dissimuler pourtant, tout en mettant au jour les mécanismes d’une théâtralité qui ne s’impose jamais comme un spectacle monolithique destiné à éblouir le spectateur mais qui préfère montrer les tâtonnements et les recherches d’un collectif plein d’envie, de talent, de force et de beauté. Réjouissons-nous de pouvoir encore voir au théâtre un tel travail : puissions-nous ne jamais en être floués !