Après une première édition roborative en 2022, la Dérive Casablancaise, au titre évocateur et situationniste, orchestrée par Meryem Jazouli, en collaboration et complicité avec Danya Hammoud, s’installe de nouveau dans le paysage marocain, avec un programme international.
Cette nouvelle Dérive garde en son centre les mêmes idées salutaires : réfléchir à un état de l’art et de la culture dans le monde arabe et méditerranéen — territoire pluriel et souvent conflictuel, voire martyrisé par un zeitgeist nauséabond dont ni l’époque contemporaine ni le champ du spectacle vivant ont le monopole, tant la Méditerranée et le monde arabe sont continuellement abîmés par un flot de discours identitaires, qui font le fleuron commun du capital et de l’extrême droite. De trois choses l’une dans cette Dérive : un programme public de lectures, spectacles et concerts, dans divers lieux de la ville ; un ensemble d’ateliers menés par des artistes locaux et internationaux (Khouloud Yassine, Youness Anzane notamment) avec la population casablancaise ; un programme de rencontres entre artistes à huis clos, dans la même veine que les Rencontres des Arts de la Scène en Méditerranée, qui se tiennent une année sur deux en France aux Théâtre des 13 Vents à Montpellier.
Les artistes du festival, pour partie les mêmes et pour partie nouveaux, produisent, fabriquent et échangent alors en public et en privé ; de quoi donc ? On revient à cette réjouissante idée de « Dérive » : les points communs entre les artistes palestiniens, libanais, syriens et marocains, entre autres, ne cernent pas les contours d’une identité coercitive, mais plutôt collective ; ils mettent en lumière un certain « sentiment d’appartenance » comme le rappelle la chercheuse Giovanna Tanzarella. Ainsi les solos chorégraphiques (Meryem Jazouli, Radouane Mriziga, Nacera Belaza, Khouloud Yassine) apparaissent comme autant de manières de présenter des ethos mouvants, « dérivants » pour ainsi dire ; ils se mêlent harmonieusement avec les lectures d’artistes français et marocains, lisant parfois leurs textes (Soukaina Habiballah, Rana Issa), parfois ceux d’autres artistes (des poèmes choisis de Mahmoud Darwich, certaines lettres de prison d’Adbellatif Laabi, ou un montage « électrique » proposé par Laurie Bellanca et Benjamin Chaval), les films projetés ainsi qu’avec les temps de conférences (Khulood Basel, notamment dramaturge de Bashar Murkus, et Mariam Al Ajraoui, chercheuse en études cinématographiques). En fin de compte, la Dérive ainsi que les Rencontres ne s’assignent à rien du tout : la première ne cède pas à la tentation de statuer sur une « esthétique arabe » ; la seconde de diriger trop les débats, pour laisser l’état des affinités politiques et artistiques l’emporter ; c’est, en somme l’intérêt de la rencontre en elle-même. À l’évidence, on se retiendra de rendre compte de ce qui se dit et pense de la seconde, pour de nombreuses raisons — structurelles, éthiques (il s’agit aussi de protéger ces paroles), géopolitiques, artistiques.
Quant au programme public de la Dérive, dans le même esprit que la Biennale des Arts de la Scène en Méditerranée, celle-ci cherche a éclairer avec brio une autre histoire des arts du spectacle, en promouvant le désir d’une historiographie mineure, qui jure avec l’uniformisation des objets artistiques et culturels et de la mémoire de l’espace et du temps, celles-là mêmes qui fracturent et cloisonnent en même temps le monde arabe. À cet effet, on pense à la lecture d’« Izdihar’s Desire » de l’autrice et chercheuse Rana Issa à Think’art, qui ne prend aucun détour pour nommer les choses telles qu’elles sont — l’horreur de l’oppression et les violences subies, l’amour et la séduction par-delà les normes, les traumatismes familiaux — tout en déployant une structure narrative en labyrinthe, dans laquelle son histoire intime se fond dans celle de sa famille et de son peuple.
En fin de compte, on accordera toujours à cette Dérive, dispositif lui-même d’une grande modestie face aux sujets qu’elle traite, un puissant intérêt militant dont les achoppements et accointances, entre artistes et chercheurs, entre thématiques abordées, entre différents pays, entre les espaces et les temps, fonctionnent bien comme un kaléidoscope de la pensée qui vise, rien n’est moins certain, à consolider des archipels spatio-temporels de pensée et de résistance face aux génocides et aux désastres politiques.