Lettre à Alain F.

Cher Alain, je vais donner ici suite à ton article paru dans le journal « L’Humanité » – où tu faisais part de tes réflexions de metteur en scène et de comédien sur « Exhibit B », une œuvre du Sud-Africain Brett Bailey, cette installation qui reproduit un zoo humain avec des acteurs noirs muets mis en cage. Ce spectacle, en représentation à Paris, a provoqué des manifestations hostiles de la part de la communauté noire.

J’ai vu « Exhibit B ». Et je me range à ton avis. Il n’est pas question d’en appeler à sa censure. Comme tu l’as si bien dit, « censurer c’est donner raison à toute censure ». Il n’empêche qu’avec « Exhibit B » Brett Bailey nous ressert du connu à la louche, des plâtrées de stéréotypes. Les Noirs ne lui en demandent pas tant. De l’inconnu, de l’inattendu, et même de l’étonnement… de la lumière, hurlent-ils depuis six siècles. L’œuvre d’art non plus ne peut se satisfaire que du connu. Toute œuvre d’art exige de l’inconnu, de l’invisible. Comme dit Paul Klee, « L’art ne restitue pas le visible, il rend visible ».

Que seraient le visible sans l’invisible, le plein sans le vide et Antigone sans Créon ? Elle croupirait sûrement d’ennui, à torcher sa ribambelle au fond d’une impasse. Chose impossible, bien sûr. Sans Créon, Antigone ne serait pas, tout simplement. Non, il n’est pas d’œuvre d’art qui puisse faire l’impasse du plein et du vide, de l’ombre et de la lumière, de la victime et du bourreau… En somme du rythme, du jeu.

Jouer c’est aller de l’un à l’autre, du connu à l’inconnu. Et si l’autre, l’inconnu, est ce qui nous ouvre à l’infini et à la fiction, l’autre est surtout et d’abord la limite. Et dès lors qu’on franchit cette limite, on prend un risque. En somme, l’autre, c’est le risque et le lieu où s’exerce le jeu.

Ainsi il n’est pas de jeu sans limite, sans altérité – qui fonde toute liberté. Et la pornographie supposant toute absence de jeu, car ne comprenant pas de limite, il apparaît clairement qu’avec « Exhibit B », de Brett Bailey, soutenu avec les deniers publics, nous nous trouvons bien face à une œuvre pornographique, totalitariste – où régneraient le tout visible, le tout connu, l’absence de rythme. Et nous voilà définitivement largués à des distances de l’œuvre d’art.

Bien poétiquement à toi