Aux maisons

« Alors ce mois-ci : Tennessee Williams, Primo Levi, Shakespeare et “Une bête sur la lune”. Et il faut me dire assez vite pour “Rwanda 94”. Qui veut ? »

Ça, c’est la voix de M. Santerre, professeur de français-latin dans le lycée scientifique Technoparc – Charles-de-Gaulle de Poissy. Il vient tout juste d’énumérer les spectacles qui seront joués dans les théâtres des environs : L’Apostrophe et le 95 à Cergy, Simone Signoret à Conflans-Sainte-Honorine, le CDN à Sartrouville… On est 37 dans la classe, c’est la fin du cours, tout le monde range ses affaires et se prépare pour les trois heures de module physique-chimie-SVT en attendant le bug de l’an 2000. Seuls trois ou quatre bras se lèvent. Ces sorties ne sont pas obligatoires. C’est juste pour qui veut. Il n’y aura pas d’interrogation écrite dessus. Rien. Juste quelques mots échangés après la représentation en attendant les voitures des parents. Une parenthèse, une respiration entre deux révisions.

Il est possible de grandir en France périphérique ou rurale, dans la brume des jours qui s’enchaînent et varient selon les échéances scolaires, sportives, télévisuelles ou électorales, et devenir un homme très heureux là où il est, et c’est bien. Mais grâce à des périscopes qui s’appellent Théo Argence, L’Estive, la Faïencerie, le Sémaphore, Le Rayon Vert, la Tête noire, le Cratère, Le Moulin du Roc, l’Hexagone, Le Préau, Le Liberté, il est aussi possible de grandir en jetant de temps en temps un œil et en tendant l’oreille vers l’ailleurs. Le grand Ailleurs, celui qui se nourrit du réel et de l’imaginaire, qui fait rêver, penser, qui nous dit que le monde ça ne peut pas être seulement cela : les tours, les pavillons et les zones d’activité. Ces phares dans la nuit sont nombreux en France. C’est une chance, l’héritage de ceux qui après une guerre ont voulu allumer des feux qui éclaireraient partout et ne laisseraient personne dans l’ombre.

À elles, maisons de la décentralisation. Nous ne les laisserons pas s’éteindre.