« J’aimerais que tu me regardes lorsque je te parle, se plaint l’acteur à son partenaire.
– Mais je te regarde ! se défend son camarade.
– Non, je n’ai pas ton œil.
– Mais si, voyons, où veux-tu que je regarde ?
– Justement, c’est toute la question. Peux-tu me dire sur quoi se pose ta pupille lorsque je t’adresse ma réplique ?…
– Eh bien, il est probable que je t’écoute sans te regarder ?
– Faux. Tu regardes quelque part…
– Qu’est-ce que tu insinues ?
– J’ose te dire que tu regardes devant. Devant toi. Devant nous. Tu cherches une complicité de ce côté-là…
– Quoi ?!!! Mais tu m’insultes ! Retire immédiatement ce que tu viens de dire !
– Absolument pas : je t’accuse de casser le quatrième mur…
– Écoute, ça fait quarante ans que je fais ce métier, et je n’ai jamais cassé le quatrième mur. Si. Quand j’ai joué Brecht, évidemment. À moins que tu considères Brecht comme un auteur de boulevard ?
– C’est quoi le problème ? Je ne te suffis pas en tant que partenaire, c’est ça ? Tu as besoin d’aller chercher ton inspiration de l’autre côté du mur ? Tu n’as pas le droit de parler aux spectateurs ! C’est à mon personnage que tu dois parler !…
– Mais… puisque nous n’existons pas ! Un personnage, ça n’existe pas ! Si ? »
Et la voix désespérée de l’acteur se perd dans les rideaux du théâtre, renvoyant vers les cintres son drame existentiel :
« Mais puisqu’il y a des gens qui regardent, je ne peux pas faire comme s’il n’y en avait pas ? »