Emmanuel Demarcy-Mota : « Quand est-ce qu’on arrive ? »

Et si on n’arrivait jamais ? Si on cherchait toujours ? Si on passait toute une vie sans jamais arriver au bout, sans jamais répondre à la question, sans même la circonscrire. Finalement, pour un artiste, pour un directeur de théâtre, pour un projet d’art, le pire est peut-être précisément de penser qu’on est arrivé, qu’on y est, qu’on peut poser les bagages et défaire les valises. Comment y parvenir ? On y arrivera peut-être demain ? Je ne pense pas y arriver ! Et si Patrice Chéreau a pu choisir d’appeler un des derniers ouvrages consacrés à son travail « J’y arriverai un jour », sans doute était-ce plutôt une sorte d’étrange conjuration, le désir secret, moteur, de ne jamais mettre fin a sa quête de l’art. Qui peut dire « je suis arrivé » à part le coureur cycliste épuisé ? Peut-être quelques-uns ont-ils le sentiment d’être arrivés quelque part, mais ceux-là doivent savoir qu’il leur faut repartir aussitôt. Que la ligne d’arrivée ne peut être qu’une étape, qu’il faut reprendre la route. Le peintre qui a mis la touche finale à son tableau, l’architecte qui a vu son ouvrage inauguré sont-ils arrivés quelque part ? Demain, il leur faudra reprendre une toile blanche, dessiner de nouveaux plans, glisser d’une œuvre achevée à celle qu’elle inspire. Encore que, pour le spectacle vivant, la question est différente. Rien n’y est jamais fixé, tout est à refaire chaque soir, tout est à revivre. Et même quand nous continuons de présenter un spectacle comme « Six personnages en quête d’auteur », porté par les mêmes acteurs depuis plus de quinze ans, nous avons toujours besoin de chercher. S’ouvre alors quelque chose d’infini. « Quand est-ce qu’on arrive ? » est la question du découragement, de l’impatience, de l’enfant sur la banquette arrière auquel on a envie de répondre : « Profite du voyage, du temps présent, tu arriveras bien assez tôt. »