DR

Après deux ans de travaux et différents reports liés à la crise sanitaire, Théâtre Ouvert, le Centre National des Dramaturgies Contemporaines, a pu finalement retrouver le public au cours d’une soirée qui fêtait à la fois les 50 ans de sa fondation et son installation dans les murs de l’ancien Théâtre de l’Est Parisien (devenu entre temps le Tarmac) avenue Gambetta, dans le 20e arrondissement de Paris.

Sur le plateau de la petite salle, le comédien Laurent Poitrenaux, un fidèle de Théâtre Ouvert, déambule parmi des piles de livres qui jonchent le sol. Ce sont tous les textes des auteurs découverts ou accompagnés par le théâtre depuis 1971. Il y a là notamment les fameux tapuscrits, tous numérotés. Certaines piles sont impressionnantes, d’autres plus modestes. Ensemble elles forment un paysage, comme une ville hétérogène ou un champ de termitières. Le comédien attrape un livre, nomme l’auteur ou l’autrice qui l’a écrit, l’année de publication et lit la première scène. Puis il repose l’ouvrage pour en chercher un autre. Parfois un léger commentaire, parfois une question au public : « Vous connaissez ? » Et parfois, quand le texte a marqué l’Histoire, on entend les sourires sonores de l’assistance. Qu’ils soient d’auteurs connus, émergents, oubliés ou stars incontestées, ils racontent tous l’évolution de l’écriture théâtrale sur un demi siècle. Et c’est tout bonnement bouleversant. On entend les mutations de la langue à travers le temps, on devine les contours poétiques des époques, on comprend aussi comment chacune d’elles appréhende différemment son rapport au théâtre. Les tendances formelles apparaissent soudain évidentes : abstraction de la parole, rejet progressif du réalisme, disparition du personnage et du discours direct au profit de l’auto-fiction et du monologue ou encore du poème choral en vers libre. C’est un émouvant voyage à travers une littérature totalement diffractée, qui ne se fixe sur aucune convention de genre (comme peuvent encore le faire le roman ou la chanson) et c’est sans doute cela qui fait sa force, sa singularité et sa richesse. Sa seule règle impondérable est celle de devoir passer un jour ou l’autre par un corps.

Après cette rétrospective, c’est le tour de l’inauguration officielle. La directrice Caroline Marcilhac partage son émotion d’avoir enfin pu accoster, elle et son équipe, après l’odyssée qui commença à l’annonce de la nécessité du départ du site historique de la cité Véron. Elle rend hommage à Micheline et Lucien Attoun, les fondateurs qui firent le pari 50 ans plus tôt, avec Jean Vilar au Festival d’Avignon, de créer une structure centrée sur la création de texte. Tour à tour, les partenaires institutionnels prennent la parole pour conforter cette mission d’encouragement des écritures dramatiques nouvelles. Et c’est peut-être bien grâce à ce nouvel équipement que les choses pourraient bouger. Voilà Théâtre Ouvert doté d’un espace à la hauteur des enjeux de la création dramaturgique d’aujourd’hui. Passer enfin de la page à la scène, quitter la forme de la « mise en voix » qui certes fit la renommée de cette institution, mais qui reste trop souvent la seule occasion pour les auteurs et les autrices d’entendre leurs textes.

Pour illustrer cette nouvelle capacité de diffusion de spectacles d’envergure, la soirée se poursuit avec la reprise du premier volet de la trilogie “Des Territoires” de Baptiste Aman. L’auteur metteur en scène fut accompagné en début de carrière par Théâtre Ouvert. Son travail est un bon témoin de ce qui créer l’engouement aujourd’hui en matière d’écriture contemporaine (en tout cas ce qu’on peut voir sur les plateaux des théâtres subventionnés) à savoir l’alternance de scènes dialoguées quotidiennes et de monologues lyriques ; une fable située au sein d’une famille en crise ou dysfonctionnelle raccordée à un contexte historique ou à une actualité sociale brûlante ; de nombreuses références à la pop culture et un usage systématique de la chanson ou de la danse pour changer d’acte. Ça n’est peut-être pas la plus originale, mais c’est une œuvre puissante, sa mise en scène est parfaitement maîtrisée et portée par une troupe remarquable.

Ainsi Théâtre Ouvert va pouvoir poursuivre son travail avec les auteurs et les autrices de théâtre. Et il aura sans doute l’opportunité de s’ouvrir pleinement, à présent qu’il n’est plus dans l’écrin de la cité Véron, un peu étouffé, soyons honnêtes, par les poids symboliques du Moulin Rouge et de la résidence de Boris Vian et de Jacques Prévert qui l’entouraient. S’ouvrir sur un quartier déjà théâtralement dynamique auprès d’un nouveau public (notamment celui des écoles à travers un vrai projet « hors-les-murs ») et peut-être collaborer aussi avec ses nouveaux voisins : le Théâtre National de la Colline, lui aussi dédié à la constitution d’un nouveau répertoire et les Plateaux Sauvages, estampillés « fabrique » de création et de transmission artistique. Ces trois lieux, s’ils parviennent à travailler ensemble pourraient bien faire des hauteurs de Ménilmontant l’épicentre d’une petite révolution théâtrale.