Pour un théâtre émancipé de ses origines

D.R.

D.R.

Le Festival d’Avignon est chaque année l’occasion de célébrer la Grèce, qui aurait « inventé le théâtre et la démocratie sur l’agora d’Athènes ». Quand, cette année, les Grecs du xxie siècle sont menacés de devoir quitter l’Europe, un cri unanime s’élève pour défendre « nos » (?) origines. Les vieux fantasmes bien-pensants sont d’autant mieux accueillis qu’ils flattent l’idéologie identitaire de l’Occident.

Ne croyez pas ce que vous racontent les prétendues histoires d’un théâtre européen qui commencerait en Grèce. Non seulement les Athéniens n’ont jamais « inventé » le théâtre, mais il n’y a jamais eu de « théâtre » en Grèce ancienne ni comme institution ni comme genre littéraire.

Une seule preuve pour aujourd’hui : le mot « théâtre » lui-même. Le grec theatron a bien donné « théâtre » en français, mais le mot ne désignait que les gradins. Il signifiait « lieu où l’on assiste » et non pas « lieu où l’on regarde », comme on le lit souvent. Le public grec, en effet, n’était pas une assemblée de spectateurs regardant une scène. Projetant sur la Grèce antique leur propre conception du théâtre, les théoriciens théâtrologues écrivent que le theatron était « le lieu du regard », que ce terme est dérivé du verbe theaomai, signifiant « regarder attentivement, contempler », et s’opposant au verbe akouein, « entendre ». Ce faisant, ils attribuent aux Grecs du ve siècle notre opposition moderne entre « voir/entendre » et « regarder/écouter ». Or, les Grecs définissaient autrement le theatron, en opposant non la vue et l’écoute, mais la présence et l’absence. Theaomai signifie « assister à, être présent à un événement » aussi bien visuel qu’auditif. Akouein au contraire signifie « entendre, entendre dire, savoir par ouï-dire ». C’est pourquoi le verbe theaomai désigne indifféremment le fait d’assister à un concert, à une conférence, à un discours.

Ce contresens sur le mot theatron sert à conforter l’idée reçue, mais fausse, que le théâtre grec aurait donné à voir au public des images du monde, de l’homme, de la cité, que c’était un théâtre de la représentation, de la mimesis. Une tragédie aurait été le miroir, certes brisé pour certains, de la réalité extrathéâtrale. Cette distance introduite par la représentation conduit à d’autres idées reçues, comme « La tragédie était politique, elle traitait de grandes questions qui concernaient les Grecs et nous concerneraient encore »… Malheureusement personne n’est d’accord sur ces grandes questions universelles ; chaque pays, chaque époque y retrouve les siennes.

Méfions-nous des origines. Les origines substituent les racines à l’histoire. Soupçonnons ce théâtre grec des origines qui serait aussi l’origine du théâtre d’être une machine idéologique de cette Europe prétendant être le creuset de la civilisation. Comme si les autres formes de théâtre appartenant à d’autres cultures – indienne, japonaise, chinoise, iranienne… – elles aussi anciennes, elles aussi écrites, elles aussi conservées et mieux encore vivantes ne pouvaient pas prétendre à la même dignité.

En fait, ce théâtre grec antique dont l’image parasite les histoires du théâtre comme les sites académiques est une fiction moderne créée au xixe siècle pour servir d’origine aux théâtres européens, une fois le classicisme abandonné. Hugo proclamait que Shakespeare était le nouvel Eschyle, ne doutant pas d’être lui-même l’un et l’autre.