La scène est-elle soluble dans le virtuel ?

(c) Edit Kaldor

(c) Edit Kaldor

Autour de deux propositions radicales (« Web of Trust », d’Edit Kaldor, et « Climax of the Next Scene », de Jisun Kim), le Kunstenfestivaldesarts tient à aborder l’expérimental technologique avec un regard ouvert. Effet de mode pour les uns, avenir de la scène pour les autres, le virtuel questionne l’essence même du théâtre.

Dissipons immédiatement un malentendu : le mot « virtuel » est, au fil du langage courant, devenu un fourre-tout peu reluisant, synonyme d’illusion, d’imaginaire, d’abstraction et surtout de contraire du réel. C’est oublier que « virtuel » est d’abord le contraire d’« actuel » : lorsqu’on tue un adversaire dans un jeu vidéo, on le tue en puissance. « Le virtuel possède une pleine réalité, en tant que virtuel », dixit Deleuze. Réductrice, donc, l’opposition d’un théâtre comme lieu de la présence et de la matière face au virtuel comme expression de la fuite, repaire d’otaku autistes ou neurasthéniques. Il y a une dizaine d’années, Olivier Py affirmait un peu rapidement que le théâtre est « la revanche du réel sur le virtuel […]. Le théâtre, c’est des planches. Je n’aime pas le théâtre technologique. Je n’en vois pas l’intérêt. Le théâtre c’est l’endroit où il y a une main et la parole ». Mais quid de la main et de la parole numériques ?

La réalité virtuelle (tout sauf un oxymore, on l’aura compris) est une simulation informatique interactive et immersive. Elle se décline ici en deux opérations distinctes, propices aux œuvres hybrides : la virtualisation du théâtre et la théâtralisation du virtuel. Le scénographe Mark Reaney le précise : « Une représentation théâtrale et une expérience de réalité virtuelle sont toutes les deux basées sur le temps, n’existent que pendant la durée où les participants humains y sont engagés. Tous les deux se basent sur la création d’un univers fictif conçu pour distraire, informer, éclairer. » The time we share.

Impossible donc de comprendre la démarche qui anime la majorité des œuvres scéniques des slash artists sans cette volonté de retour sur la réalité la plus immédiate : une évidence quand on assiste aux œuvres d’Edit Kaldor, qui présente au Kunsten une performance autour d’un nouveau réseau social d’entraide, fondé sur l’expression, par interface numérique interposée, de « besoins » et de « ressources » ; un projet supposément ambitieux – qui souffre pourtant de sa représentation fake et antispectaculaire. Chez Jisun Kim, le discours s’affine par le ludique et son rapport complexe à la mort et, comme chez Kaldor, à la solitude digitale.

Certes, la pollinisation des nouvelles technologies dans le spectacle vivant ne date pas de la naissance de l’Internet. En 1977 déjà, le Satellite Arts Project de la Nasa avait réuni plusieurs artistes éparpillés à travers le monde, établissant une connexion satellite entre deux danseurs séparés par des milliers de kilomètres afin qu’ils puissent être réunis par le biais d’images vidéo mixées en direct : premier espace de performance virtualisée. Quant à une expérience de théâtre proprement numérique, elle remonte à 1993, avec une représentation textuelle de « Hamlet » sur IRC par les Hamnet Players ; quelques années plus tard, surgissent WaitingForGodot.com, inspiré par le théâtre d’Augusto Boal, et surtout les travaux de Helen Jamieson et son collectif Avatar Body Collision.

La plupart des cyberformances tiennent souvent plus de l’installation que de la performance, même si se multiplient de vastes chantiers scéniques, à l’instar de l’opéra de synthèse de Hatsune Miku porté sur la scène du Châtelet en 2013. Les contraintes techniques et pratiques sont les premiers freins à leur développement (qualité encore faible de la technologie 3D, délais de latence…). Expérimentale, faite de bric et de broc numérique, la réalité augmentée est pour certains l’occasion de se défaire de l’espace sacré de la scène ; non pas de dérouler un récit, mais de créer une zone de jeu où chacun est acteur et spectateur. Elle est la réponse postmoderne au besoin de catharsis par une représentation d’un réel qui tende vers une forme d’intersubjectivité globale : théâtre techno-pirandellien à l’heure de la mondialisation ! L’avenir du théâtre populaire ?

Si l’on en croit la Kabbale ainsi qu’une flopée de traditions ésotériques, le prochain âge de l’humanité sera celui du spirituel : le virtuel n’est-il pas justement une clé de notre préparation à aborder le réel hors des limites de la matière ? Aujourd’hui encore bloqué dans un stade fœtal et de mise en abyme façon « Hamlet acte III, scène 2 », le théâtre virtuel a le mérite d’interroger les limites de l’intelligence collective. Peut-être est-il cet interstice de réalité immanente dans lequel s’insinue le reflet scintillant d’un autre monde… Ou peut-être seulement une prophétie cyberpunk un peu déprimante.