I/O n° 52 [Édito] Le théâtre, ou l’ultime témoignage

Dans « L’Archive et le témoin », Giorgio Agamben parle de la Shoah comme d’un « événement sans témoin ». Impossibilité du témoignage, donc. Peut-être parce que l’homme a en horreur ce à quoi il craint d’être assimilé. Mais peut-être aussi parce que « ceux qui n’ont pas vécu l’expérience ne sauront jamais et que ceux qui l’ont connue ne parleront pas », comme le dit Wolfgang Sofsky dans « L’Organisation de la terreur ». Alors, tous muets face à ce passé dont les morts seraient les seuls détenteurs ? Pas si sûr. Et si le théâtre était la possibilité imparfaite de contredire cet état de fait ? Le médium qui pourrait faire de nous les « témoins intégraux » de Primo Levi (« Les Naufragés et les rescapés ») ? À voir sur scène les comédiens collés au plateau comme des pelures d’homme encore humides de la salive d’un destin tragique vécu par procuration, il est possible d’y croire. L’espace du temps de la représentation, le divertissement deviendrait cet antiprosópon mortel offert aux regards des aveugles, tandis que le dramaturge serait tel le Vieux Marin de la « Complainte » de Coleridge qui cherche à tout prix à raconter son histoire. C’est utopique ? Certainement, mais après tout pourquoi pas ? Dans la lettre qu’il envoie à l’Église de Rome, l’apôtre Paul parle d’un reste produit pour le temps présent selon l’élection de la grâce (Rm 11:5-26). Pourquoi ne pas croire que le théâtre puisse être cette « élection de la grâce », sorte de témoin ultime dont ce journal serait le « reste » ?