Aux grands festivals, le public reconnaissant

Intérieur de salle de théâtre et public au XVIIIe siècle (encre, aquarelle et gouache), BnF

Commentateur invétéré du xviiie siècle, Jean Starobinski envisage le panthéon et le musée comme les deux institutions caractéristiques de la Révolution. Toutes deux s’insèrent dans les failles du religieux en crise et sont investies du devoir de porter une nouvelle religion civile, fondée sur un savoir historique idéologisé et l’exaltation des « grands hommes ». Mais, en réclamant pour elles-mêmes la légitimité du religieux – ses lieux, ses symboles, sa fonction d’autorité morale –, les incarnations modernes des domaines du politique et de l’art se placent de facto en concurrence. Cette rivalité a été particulièrement mise en évidence au cours de ces dernières décennies, tandis que leur relation, de plus en plus asymétrique, illustre ce qu’Alain Supiot désigne comme « la gouvernance par les nombres ». En l’occurrence, ceux d’une bourse ministérielle qui se réduit comme peau de chagrin. À mesure que les politiciens se sont désintéressés de l’art – par indifférence, tentative de neutralité axiologique ou ignorance –, c’est le politique tout entier qui le sacrifie volontiers au mol et consensuel « culturel », plus facilement aménageable en valeur marchande domestiquée.

Tractatus theatrico-politicus

Les festivals de théâtre n’échappent pas à cette dialectique historique. Dans leur forme moderne, ces manifestations artistiques naissent à des périodes charnières de l’histoire occidentale du xxe siècle, s’érigeant souvent sur le mode de la contestation vis-à-vis du monde politique. La création et l’organisation d’un festival représentent un acte « politique » en soi (entendu dans un sens large), même si le théâtre qui l’habite ne l’est pas forcément. Récemment, cependant, cette dimension semble avoir été redéfinie de façon plus étroite. En 2018, Olivier Py articulait expressément la vision d’un espace festivalier comme substitut aux dérives d’un politique impuissant, le sacrant ainsi « lieu de convergence des luttes  ». Ce manifeste en quête d’un lieu qui permette à l’art d’exprimer une nouvelle fonction sociale est loin d’être le propre d’Avignon ; il y trouve néanmoins un écho démultiplié, du fait de l’importance historique, économique et artistique de l’institution.

En soi, la critique que l’on peut adresser aux liens qui subordonnent festivals et politique paraît presque secondaire à celle qui s’attaque au politique et au théâtre en général. C’est bien le rôle d’un festival que d’insuffler un vecteur à la création, de créer une stratégie éditoriale. L’identité d’une édition festivalière ne s’impose d’ailleurs jamais comme une contrainte indépassable pour les créateurs : au mieux, elle éclaire une dimension particulière de leur travail ; au pire, le spectateur appréciera ce qui lui est présenté pour lui-même.

Cependant, la transformation d’un festival en agora postmoderne ne va pas de soi. Le geste pose la question suivante : un festival de théâtre prétend-il offrir, de façon exhaustive, une diversité d’opinions (prérequis essentiel au débat de la cité) ? Il semble réaliste d’assumer que non. Tant mieux. Si le festival est le lieu de la critique, voire d’une contre-vision du politique, il n’a pas vocation à réunir des voix qui appuient le statu quo… Mais pour être juge de l’ordre dominant, encore faut-il ne pas en faire partie. Or, le Festival d’Avignon est l’expression même d’un statu quo dans le domaine de la création théâtrale.

Capital(e) culturel(le)

Penser que le Festival d’Avignon, dans sa forme actuelle, peut être politiquement « radical » – pour ne pas dire « révolutionnaire » – a autant de sens que d’affubler Louis XVI d’un bonnet phrygien (en 2019, ça donne Pascal Rambert en panama). Le tenant du capital culturel, qui d’autre le possède, sinon lui ? Nous ne sommes plus au temps des Jacques Copeau, Charles Dullin, Louis Jouvet ou encore Jean Dasté, qui réfléchissaient vers l’entre-deux-guerres aux besoins de décentralisation de l’art. Trois heures de TGV et Paris recompose son cercle à l’identique le temps de quelques jours sous le cagnard d’une pittoresque province. La greffe est temporaire, mais l’effet persiste : Avignon n’est plus périphérie, elle est devenue le centre d’un système.

Le procédé de thématisation, aux résonances politiques plus ou moins claires, qui colorent les récentes éditions avignonnaises, s’inspire directement d’une logique libérale, dans la veine d’un processus de commercialisation de la culture. Pourquoi être artistiquement pertinent lorsque l’on peut être moralement juste ? Par défaut, un festival politique qui oublie d’être en premier lieu un espace de création théâtrale met d’abord en scène une idéologie. Flatté, le public viendra, inconsciemment ou non, renforcer ses propres biais cognitifs. Voici l’ère du pleurnichage identitaire, du civisme dramaturgique, du militantisme bêta ou encore du témoignage narcissique.

En termes purement économiques, la stratégie adoptée trahit une phase de « rendements décroissants ». Quand bien même le système marche en apparence, il ne génère pas d’effet social souhaité ou équivalent et, de facto, plafonne. Pire : il assure le fonctionnement d’une structure qui tourne au désavantage des petites compagnies, venues jouer le tout pour le tout dans l’ombre du festival officiel, habitant parfois des théâtres aux conditions d’exercice infernales. Bref, Avignon participe lui aussi, dans une certaine mesure, à une « gouvernance par les nombres ».

Risque muséal

C’est sans doute l’époque qui veut ça : la ligne que suit le Festival d’Avignon exprime parfaitement les enjeux du théâtre occidental pris en étau par le postmodernisme. D’un côté, l’impérieuse sensation d’un besoin de rupture. De l’autre, la thèse kojèvienne de la fin de l’histoire, qui veut qu’il n’y ait de récit que parce qu’il y existe une forme de négativité. Ainsi, tout festival de théâtre « politisé » serait tenté de s’inventer des sujets, des débats, et mille monstres à pourfendre. Le risque de fossilisation est imminent. L’art se prive de destination et le festival se fait musée, perdu dans la contemplation de son propre passé.

On oublie que la création du Festival d’Avignon se situe dans un contexte qui nous est aujourd’hui beaucoup plus étranger que nous ne l’admettons. Après la rupture fondamentale des années 1960, l’aggiornamento que les institutions religieuses, politiques et artistiques ont dû considérer a remis en cause la culture dominante comme christianisme sécularisé. Mais, contrairement à ce qui s’est produit au lendemain de 1789, le découplage permanent entre culture et religion a échoué à accoucher d’un telos et d’un logos renouvelés. La création du Festival d’Avignon, en 1947, était aux antipodes de l’analphabétisme en matière de religieux. Ce qu’on range aujourd’hui courtoisement sous l’étiquette de « service public » et d’« égalité culturelle » était alors mû par une réflexion profonde et assumée vis-à-vis du rôle civilisateur de l’art – précisément face à l’absence de l’État – et du théâtre en particulier comme bien commun et sacré. Les travaux de Jean Vilar sur T. S. Eliot, Claudel ou encore Shakespeare en témoignent.

Il n’est question ni de nostalgie ni de réclamation d’un « art pour l’art » ici. Au contraire, pour désamorcer l’effet muséal qui guette le festival politique, il est urgent de redéfinir les deux pôles qui le constituent. Pourquoi semble-t-il obligatoire de n’écrire, de ne jouer, de ne créer que ce qui serait pertinent sur le plan politique ? On peut faire de l’art, du politique et du théâtre politique sans sacrifier les uns aux autres sur l’autel d’une médiocrité générale. Il y a ici un problème de consistance propre qui nous dispense de nous interroger sur ce qui est vraiment politique dans le théâtre. Repenser la dynamique de l’un à l’autre, c’est avant tout s’avouer qu’elle est loin d’être une évidence. C’est chasser les visions totalement idéologisées qui entretiennent ce mythe et retrouver, dans l’unité temporelle et spatiale du festival, un véritable « havre de réflexion », tel que pensé par T. S. Eliot.