Genius Loci

“Diorama” – Ingri Fiksdal © Briony Campbell

Faudrait-il préférer un « théâtre de nouveaux rapports » à un « théâtre de nouvelles réflexions », en espérant un peu naïvement qu’il inventerait un paradigme pour le mal politique du siècle ? Réflexion suivie sur le « théâtre du décentrement » – cette fois sous l’égide revigorante du mouvement « in situ ».

À ceux qui excuseront l’autoréférence (I/O 100102, ndlr), il reste peut-être à défricher plus en détail les aventures poétiques qui se déploient en marge des structures, et qui – par un heureux truchement – occurrent surtout l’été. Car en déportant l’art du théâtre par-delà le lieu théâtre, elles osent dynamiter son fondement en même temps qu’elles le redorent. Sont-elles les cavalières malgré elles d’un « Contre le théâtre » doté de la même ironie qu’Olivier Neveux ? En tout cas, elles grimpent agilement par-delà les structures verrouillées ; dernier exemple en date, Philippe Quesne, encourageant à créer des structures alternatives peu après l’annonce de sa démission. Mais à peine a-t-on entrouvert le schéma du hors-structure qu’une horde de noms foutraques s’y agglomère : théâtre hors les murs, théâtre-paysage, « in situ » voire site specific… Tous équipés d’une même énergie de territoire : celle de la fameuse « deuxième décentralisation ». En fanfare donc : le Lyncéus Festival (Bretagne), Un Festival à Villerville, Situ et Les Effusions (Normandie), le NTP (Loire), Pampa (Aquitaine)… Et bien d’autres, souvent inspirés par Un Festival à Villeréal, qui fêtait gaiement ses dix ans cette année. Jeunes et fougueux, généralement précaires, ils inventent une économie alternative en cours de fédération, dans l’attente d’un plus grand soutien étatique.

Car l’« in situ » fait belle figure face au théâtre public, de plus en plus amené à programmer des spectacles « politiques » à la bien-pensance subventionnable : c’est le cas tout spécialement à Avignon, qui peine à proposer de nouveaux rapports (à l’exception du marathon Ceccano, du format « itinérant », et cette année de « £¥€$ »). Il résout peut-être à lui seul un souci politique de décentralisation, qui n’aurait parfois qu’un peu trop consisté à multiplier les scènes ad libitum – donc d’autres endroits clos sur eux-mêmes. Jouer sur une plage ou au cœur d’un village, n’est-ce pas « faire politiquement du théâtre », pour détourner les mots de Godard ? Autrement dit, n’est-ce pas suffisant pour qu’on se débarrasse enfin d’un engagement lacrymogène aussi fake que les visages d’un public baigné d’UV halogènes ? – Le soleil brille en dehors des salles noires. Je dis « suffisant » : le dispositif qui charrie en lui une force politique libère souvent l’artiste d’un cahier des charges culturel. Plus besoin d’investiguer, la larme à l’œil, les « territoires oubliés » de France et de Navarre lorsqu’on infuse l’espace à la racine. Un nouveau paradigme se découvre peut-être : voilà pourquoi l’« in situ » est une scène politique en germination. Qui exporte un modèle le transforme irrévocablement.

Au mouvement « in situ », à présent, d’éviter un risque d’évangélisme. Et autant dire qu’il est de taille. Car on a vite fait d’asservir un territoire au nom de l’action culturelle ; il ne serait alors que le petit terrain de jeu de l’homme. Ne serait-ce pas le symptôme d’une politique décrépie qui affleure un peu partout dans le théâtre public ? – C’est peu dire que le mouvement ne doit pas devenir un outil de récupération socioculturelle. Ici, l’expression « in situ » est par ailleurs plus appropriée que « théâtre-paysage », qui sous-tend une distance romantique éculée entre le regardé et le regardant. C’est plutôt en s’éclatant à l’intérieur des paysages qui l’émeuvent que le théâtre « in situ » leur rendra vraiment hommage (d’où la locution « in »). Pourquoi alors est-ce que les événements hors structure offrent encore si peu de place aux formes déambulatoires, nébuleuses et expérimentales ? – De peur d’effrayer, probablement. Effrayons donc ! Dans la même veine, il est presque dommageable que le hors-cadre requière autant de soutien de l’institution. Car il risque, encore une fois, de devenir l’appendice sordide d’une structure un chouïa trop démago, qui regarde précisément l’environnement tel un paysage au bout là-bas : il faut le redynamiser, le réaménager, le réapproprier.

Il s’agirait alors de réfléchir à la notion d’événementiel ; idée phare d’un festival. Une manifestation de type « Contre le théâtre » aurait-elle le courage de se fondre dans le territoire qui l’inspire ? – Elle ferait résonner plus fort les premiers cris d’une éco(s)cène qui succède à l’anthropo(s)cène. Autant dire que l’« in situ » d’aujourd’hui balbutie encore son émancipation artistique. Pensons tout de même à plusieurs artistes par-delà l’événement – dont certains sont urbains : Graham Miller, Benjamin Verdonck, Ingri Fiksdal ; Engel et Grüber avant eux, à leur manière. D’autres débordent du théâtre : Ryoji Ikeda, Robert Irwin, James Turrell… Et bien d’autres encore. Pensons à la notion de « dérive » situationniste, qui en guide plus d’un en filigrane, invitant à l’errance et à l’abandon à l’intérieur les lieux. Pensons peut-être, sur une note plus légère, au motif du film « Annihilation », lorsque l’ADN de l’homme se mélange à celui de l’environnement. Une constellation s’ébauche : gageons que le genius loci du théâtre guide l’« in situ » vers ces terres fertiles de paradigmes.