Entretien avec Marcus Reichert : “Quand Jagger incarnait Artaud”

Marcus Reichert, Edward Lachman et Mick Jagger / Photo Robert Erdman (c) Marcus Reichert

En 1978, un jeune photographe, peintre et réalisateur américain, Marcus Reichert, tourne dix minutes d’un étrange projet de film : « Wings of Ash » (« Ailes de cendre »), biopic d’Antonin Artaud dans lequel Mick Jagger joue le rôle du poète. Le film ne sera jamais achevé, et la brève séquence enterrée dans les archives de la BnF. Le pitch ? « Le Dr Allendy propose à Artaud, qui est son hôte pour la nuit, de suivre une psychanalyse. Artaud réagit négativement et émotionnellement. » I/O Gazette a retrouvé le réalisateur de ce projet fantasque.

Marcus Reichert, comment en êtes-vous venu à vous intéresser à Antonin Artaud ?
La souffrance d’Artaud m’a ému, de la même façon que celle de Van Gogh. J’ai découvert Artaud à l’âge de dix-sept ans, et je souffrais déjà d’acouphènes à cet âge ; il est extrêmement difficile de penser clairement quand ce type de douleur envahit votre quotidien. J’ai commencé à écrire de la poésie à douze ans, et j’ai toujours considéré les acouphènes comme une malédiction, m’obligeant à limiter mon temps d’écriture. Ma sensibilité, je crois, est d’essence française. La poésie de Baudelaire et de Rimbaud ainsi que leurs vies ont affecté la perception que j’avais de moi-même comme poète et artiste. Quand je suis devenu familier d’Artaud, de nombreux détails de sa vie m’ont préoccupé : il écrit sur son incapacité à penser, affirmant que la pensée même lui échappe tout en advenant. Cette tragédie constituait un sujet impossible pour un film, mais elle m’a obsédé.

Quelles ont été les premières étapes du projet de « Wings of Ash » ?
En 1971, j’ai échangé par courrier avec Dennis Hopper à propos du film. Nous avons manqué notre rendez-vous à New York, car j’ai été arrêté le soir même à Brooklyn pour usage de stupéfiants… Puis j’ai commencé des recherches sur Artaud à Paris et dans le sud de la France, largement grâce à la générosité de l’actrice Delphine Seyrig, chez qui je suis resté longtemps. J’ai rencontré la chanteuse et comédienne Armande Altaï, qui m’a présenté à ses amis et à la troupe de Jérôme Savary, le Grand Magic Circus.

Pourtant, vous êtes d’abord allé voir David Bowie à Berlin pour lui proposer le rôle. Que s’est-il passé ?
J’étais son invité au Schlosshotel Gerhus à Grunewald. Brian Eno et Robert Fripp m’ont accueilli dans le petit monde de Bowie… Nous avons discuté d’Artaud et de « Wings of Ash » pendant deux jours et deux nuits. David avait une compréhension intuitive d’Artaud. Eric Schwab, le père de son assistante [Corinne Schwab a été l’assistante de Bowie pendant plus de quarante ans –ndlr], juif et photographe de guerre, avait été fait prisonnier par les nazis dans un camp de concentration en 1940. Sa fille a assuré qu’il serait une source de première main sur Robert Desnos, qui fut l’un des amis les plus intimes d’Artaud. Mais, un peu après mon retour à New York, j’ai revu Brian Eno, et il m’a gentiment expliqué que David devait rester à Berlin pour préparer la sortie de « Heroes » à l’automne (1977) et achever un deuxième projet avec Iggy Pop (l’album « Lust for Life »).

Brian Eno n’était-il pas supposé réaliser la musique du film ?
Oui, il avait accepté de composer et d’enregistrer la bande originale du film, à la fois la musique et les ambiances sonores.

À ce moment-là, vous étiez déjà en collaboration avec Monty Montgomery, le producteur du film ?
Monty était venu voir mes dessins à la David Deitcher Gallery à New York. Il appréciait mon travail, et nous étions devenus amis. Il m’avait demandé si j’avais déjà pensé à faire des films et si, dans cette éventualité, j’aurais pu envisager de travailler avec lui comme producteur. En 1976, je lui ai montré mon scénario en cours, et il m’a encouragé à l’achever. Bien qu’il n’ait pas fait le déplacement à Paris et à Berlin avec moi, nous nous sommes mis d’accord sur la quasi-totalité du développement du projet. Monty a demandé à Edward Lachman de nous rejoindre comme directeur de la photographie, et ce dernier est devenu notre plus proche collaborateur. Le soutien gracieux de Monty et son engagement désintéressé furent essentiels au développement de « Wings of Ash ».

Comment en êtes-vous venu à rencontrer Mick Jagger ?
Quand j’étais à Paris, j’avais l’habitude de déjeuner à la Coupole. Un jour de janvier 1977, je suis tombé sur Peter Beard [photographe américain, collaborateur de Karen Blixen ou d’Andy Warhol –ndlr], qui y était attablé avec Francis Bacon et Mick Jagger. J’avais rencontré Peter quand j’avais un studio à Bridgehampton, sur Long Island. Il m’a demandé ce que je faisais à Paris, et je leur ai parlé de « Wings of Ash ». Peter a aussitôt suggéré que Mick joue le rôle d’Artaud. Comme on pouvait s’y attendre, Francis a trouvé que c’était une mauvaise idée, ce qui a paru titiller Mick. J’ai par la suite donné à Mick une sélection de livres liés à Artaud, puis nous en avons discuté. Il a tout de suite compris la condition terrible d’Artaud et a été sensible à sa difficulté de s’exprimer, qui a conduit à la nature à la fois spirituelle et agressive de son œuvre. Étant poète lui-même, Mick a saisi instinctivement la finesse de la violence synthétique d’Artaud.

Il semble que de nombreux artistes pop intellos des années 1960 et 1970 aient été des lecteurs d’Artaud. On sait que Jim Morrison l’a étudié à la fac en 1964, que Bowie l’a découvert en 1967 en travaillant avec la troupe de mimes de Lindsay Kemp, qu’il fut une inspiration pour Brian Jones, Marianne Faithfull, Patti Smith… Et Francis Bacon, quel fut son intérêt envers le projet ?
J’ai montré mes peintures à Francis, et il m’a dit que s’il avait mon âge il arrêterait de peindre et se concentrerait sur le cinéma. Il a d’ailleurs utilisé de nombreuses références cinématographiques dans son travail. Finalement, pour s’impliquer dans le projet sur Artaud, Francis a proposé que Peter, lui et moi réalisions un livre grand format tous ensemble. Le thème serait comment l’humanité s’aliène du monde naturel et sa tendance à l’autodestruction compulsive : Peter traiterait de l’extermination des éléphants en Afrique, Francis de l’éradication de l’ego chez Van Gogh, et moi de la renonciation à la religion chez Artaud. On a discuté avec plaisir de ce projet de livre, même s’il n’a jamais vu le jour…

Marcus Reichert / Photo Amos Chan (c) Marcus Reichert

Que s’est-il passé ensuite ? L’idée était-elle de filmer un pilote ?
On s’est mis d’accord avec Mick pour tourner une séquence à New York. Nous pouvions filmer la scène 46 sur un seul décor, et j’ai découvert la chambre Art déco de Dennis Abbe dans « Interiors Magazine » ; les couleurs étaient intenses et le design décadent. Abbe a convaincu le propriétaire de l’appartement à New York que ça valait le coup de nous laisser y filmer pendant quelques jours. Bien que les images montées aient été appelées plus tard « pilote », elles ont d’abord été faites pour notre travail à Mick et à moi (et à Edward Lachman). La scène 46 est une sorte de confrontation entre Artaud et le Dr Allendy [psychanalyste et ami d’Artaud, interprété par Dennis Lipscomb –ndlr], ce dernier étant quelque peu intimidé par sa fascination sexuelle pour le poète. Ce n’était clairement pas un bon choix de pilote pour trouver un financement !

Pourquoi le titre « Wings of Ash » ?
Je voulais un titre qui soit paradoxal, exprimant la dualité de l’esprit d’Artaud : fragile mais courageux, explosif mais tendre, planant mais démuni. Le titre devait aussi exciter l’imagination, évoquer les images furtives de la création. En mythologie, il est lié à Icare et au phénix. « Wings of Ash » devait être une métaphore cinématographique du désastre spirituel universel tel qu’il peut se révéler dans la vie d’un homme, Antonin Artaud. Pour Artaud, sachant – ne croyant pas, mais sachant – que l’existence humaine est une aberration cruelle : « Nous pensons et donc nous souffrons. »

Y a-t-il un lien conscient entre « Wings of Ash » et « Les Dix-Huit Secondes », le premier scénario écrit par Artaud ? Celui-ci a d’ailleurs écrit que « si le cinéma n’est pas fait pour traduire les rêves ou tout ce qui dans la vie éveillée s’apparente au domaine des rêves, le cinéma n’existe pas ».
Non, il n’y a pas de lien. Mais pendant la période où Artaud a défini le cinéma avec cette expression, on pouvait comprendre pourquoi il voyait dans le cinéma un moyen de redéfinir notre perception de ce que l’on considère comme la réalité. Mon instinct de contextualiser ses paroles permet de révéler l’intemporalité de ce qu’il recherchait. En considérant la prescience de la poésie d’Artaud, je crois qu’aujourd’hui il pourrait dire : « Le cinéma est le moyen par lequel la vie éveillée occupe le domaine des rêves (ou des cauchemars) et qui nous permet de connaître la non-réalité de l’existence humaine contemporaine. » Avec le cinéma comme médium, Artaud aurait certainement ressenti le besoin de révéler l’insaisissable dialectique entre la raison et la transcendance.

« Wings of Ash » frappe comme étant très prélynchéen esthétiquement, à commencer par les rideaux rouges du cabinet d’analyse du Dr Allendy…
David Lynch a peut-être apprécié « Union City » [film de Marcus Reichert présenté à la Quinzaine des réalisateurs à Cannes en 1980 –ndlr] et mon approche esthétique de la réalisation ! Mais je sais seulement que l’acteur Everett McGill [qui jouera plus tard dans « Twin Peaks », de Lynch –ndlr] a dit : « Avant “Twin Peaks”, il y a eu “Union City”. » Dès « Eraserhead », Lynch a montré son goût pour le surréalisme. L’ambiance dans mes scénarios, comme dans mes romans, est toujours le résultat d’une quête de la beauté, du point de vue du poète. Je crois que notre perception individuelle transforme l’objet – ou le lieu – de notre contemplation. Dans « Union City » par exemple, la mise en scène joue non seulement comme structure sur laquelle s’appuie l’intensité psychologique du drame, mais aussi comme projection de ma reconnaissance du caractère artificiel et éphémère de cette époque et de ce lieu.

Dans la scène 46 de « Wings of Ash », on peut voir des livres sur le lit d’Artaud, sans distinguer leurs titres. De quoi s’agit-il ?
Il y avait parmi eux « Drapeau rouge », de Maurice Constantin-Weyer, qui est un peu anachronique car Artaud ne s’est pas rendu au domicile des Allendy après son retour du Mexique, le 14 novembre 1936. Or le livre n’a été publié qu’en 1937. Mais son titre symbolise le sang (du Christ) et le feu (de l’Apocalypse), sur lesquels s’articule la catastrophe de la mission d’Artaud en Irlande [c’est après ce séjour, pendant lequel il sera arrêté pour trouble à l’ordre public, que commencera son internement en asile psychiatrique].

Dans le générique du « pilote », on voit des photographies prises au théâtre de l’Atelier, à Paris. Pourquoi ce choix ?
Je voulais connaître l’endroit où Artaud avait travaillé avec Charles Dullin et où il avait passé du temps avec son amie Génica Athanasiou et ses amis. Bien qu’à l’époque je vivais à New York, « Wings of Ash » devait d’ailleurs être entièrement réalisé en France. Les studios de Joinville m’ont proposé leurs plateaux, leurs allées et les espaces de tournage extérieurs. De nombreux films français que j’adore ont été faits à Joinville, et l’ambiance y était importante pour moi.

Malheureusement, le projet de film n’a jamais abouti…
Il devint impossible de poursuivre le travail avec Mick suite au succès de l’album des Rolling Stones « Some Girls »… Après que « Union City » a été diffusé à Cannes en 1980, j’ai discuté avec Peter O’Toole de la possibilité qu’il interprète Artaud. Le principal problème avec « Wings of Ash » était de trouver le financement d’un film basé sur un sujet aussi ésotérique que la vie d’Artaud.

Le « pilote » n’a jamais été diffusé. Chose rare, il est même introuvable sur Internet.
Le film de la scène 46 n’est pas vraiment une œuvre de cinéma. Les universitaires et les chercheurs spécialistes d’Artaud ou de Mick Jagger peuvent toujours aller le consulter à la BnF – dans sa forme achevée mais non résolue. Il fut très difficile de mettre en scène un tel mélange de pensée et de dialogue presque sans préparation : le film a été réalisé sur l’instant à partir du texte du script. Récemment, j’ai réfléchi à la possibilité de créer un nouveau montage de la scène 46.

Propos recueillis et traduits de l’anglais par Mathias Daval en mai 2019.

Marcus Reichert est un poète et peintre qui a également travaillé dans le cinéma. Ses travaux cinématographiques et théâtraux sont conservés à la BnF et au MoMa. Il vit et travaille dans le sud de la France.

Mick Jagger et Marcus Reichert / Photo Robert Erdman (c) Marcus Reichert