+ qu’un théâtre

Avec sa nouvelle Comédie, sise dans le quartier des Eaux-Vives à Genève, à quelques encablures seulement de la France, la Suisse va s’enrichir d’une nouvelle et significative infrastructure théâtrale. Fait remarquable, celle-ci n’est pas le fait du Prince, mais de l’engagement – vingt ans durant – de professionnel.les de la scène: costumières, scénographes, technicien.nes, comédien.nes, etc. Fait plus remarquable encore, le combat de ces professionnel.les ne s’est pas arrêté à la revendication d’une enveloppe architecturale intégrant heureusement tous les métiers de la scène, mais s’est augmenté d’une volonté politique de penser une forme de gouvernance originale – collective.
Ce second combat n’est pas gagné encore – son sort dépendra de l’accord ou non des tutelles et de la direction actuelles.

A la veille de l’ouverture de la Comédie aux Eaux-Vives, rappelons les prémices historiques, les intentions architecturales et les missions qui ont présidé à sa réalisation. Dès l’origine, l’ambition de l’Association pour une nouvelle Comédie dépassait le seul fait de construire un nouvel équipement ; il s’agissait également d’explorer de nouvelles façons de produire, d’inciter les directions à venir à penser le lien du théâtre à la Cité sur un mode collectif et d’imaginer l’action de la Comédie en bonne intelligence avec la profession, la scène indépendante et les autres institutions. L’action même de l’association, son mode de délibération se sont avérés une préfiguration de ses idéaux.

L’histoire

L’actuelle Comédie a été bâtie en 1913 sur fonds privés. Près de septante années plus tard, en 1982, le directeur et metteur en scène Benno Besson proposait les premières transformations d’ampleur : la suppression du deuxième balcon pour en faire une salle de répétition – suggestion restée sans suite. En 1987, le Rapport de Matthias Langhoff relevait qu’un théâtre de niveau européen exigeait « des transformations telles qu’il (était) impossible d’en parler en termes de petits travaux d’amélioration. » Pas moins de cinq projets de rénovation se sont alors succédé sans jamais emporter l’adhésion. Le dernier de ces projets – à la fin du siècle dernier – est repoussé par un large panel de la profession convoqué par Anne Bisang et Thomas Hempler respectivement directrice et directeur technique de la Comédie. A l’issue de la rencontre, un groupe de dix-sept personnes s’organise pour réfléchir à l’élaboration d’un cahier des charges en bonne et due forme.

Dès 2001, ce groupe se constitue en Association pour une nouvelle Comédie (ANC) et signe un document qu’elle soumet aux autorités genevoises municipales et cantonales. C’est le début d’une étroite collaboration entre ces différents partenaires. Dès le départ, la mutation architecturale est accompagnée d’un budget de fonctionnement impliquant le doublement de la subvention. Année après année, l’ANC « labourera » le terrain politique et administratif pour convaincre partis, élus, autorités, fonctionnaires du bien-fondé de ses vues. D’emblée, la notion de collectif oriente son projet. De même celle d’intégration : comment faire pour que tous les éléments qui font le théâtre, de la scène aux ateliers de construction en passant par la couture et l’administration, forment un ensemble. En 2005, après quelques atermoiements, le site que l’ANC avait proposé dès le départ – la gare des Eaux-Vives – est validé ; trois ans plus tard, un crédit de quatre millions de francs voté pour le lancement d’un concours. En 2009, l’Atelier FRES remporte la mise (à noter que trois membres de l’ANC faisaient partie du jury). De 2009 à 2013, le Canton, la Ville, les architectes et l’ANC composent le Groupe Opérationnel chargé des études, avant-projets et autres pré-chiffrages devant permettre l’établissement du projet définitif – une collaboration très fructueuse qui se prolonge dans le Groupe d’accompagnement de la nouvelle Comédie créé pour définir plus précisément les missions et le budget de fonctionnement de ce théâtre. Le rapport qu’elle produit est le fruit de très nombreuses consultations parmi la profession. Le vote du crédit de construction au municipal en 2015 et, en 2016, au Grand Conseil est rapidement suivi de la pose, en 2017, de la première pierre. Cette même année, l’ANC participe également à l’élaboration du cahier des charges de la future direction nommée quelques mois plus tard ; là encore, l’idée d’un collectif de production figure au centre de nos préoccupations. De 2017 à 2020, l’ANC demeure présente dans les cercles politiques et administratifs chargés de suivre le chantier.

Le lieu

L’ouverture de la Comédie sur l’esplanade de la gare des Eaux-Vives est un appel pertinent qui, en sollicitant voyageurs ou simples badauds, public potentiel, se présente comme une vitrine culturelle. Telle que dessinée, la nouvelle Comédie sera également un lieu à vivre ; elle proposera des espaces permettant maintes formes d’interactions avec la population, un café-restaurant bruissant de la vie de ce lieu de création et pouvant s’étendre sur une terrasse, un centre de documentation, une librairie, des espaces d’échanges, de réunion, de conférence, de lecture, d’ateliers, de projection, de répétition mais également des foyers susceptibles d’accueillir des expositions. Cette ouverture est affirmée par une visibilité franche des activités proposées. Le projet porté par l’ANC a été élaboré autour de l’image d’une ruche, symbole d’une fabrique de théâtre ; ce qui implique une grande porosité, un décloisonnement entre les divers secteurs d’activités. De fait, du bâtiment lui-même émane une certaine manière de penser la production. Une manière valorisant la polytechnie et le collectif. Ce parti-pris a conduit à l’établissement d’un réseau de circulations des personnes et du matériel des plus rationnels. Les ateliers techniques représentent un enjeu originel pour cette fabrique de théâtre ; ils participent de la volonté des actrices et acteurs culturels et des politiques de défendre les métiers d’art. En l’absence de lieu de formation intégré en Suisse romande, les ateliers de la nouvelle Comédie contribueront à former les professionnels romands de demain. Toutes les surfaces et locaux de quelque importance peuvent être souplement utilisés à d’autres fins que leurs fonctionnalités originales ; leurs accès étant assujettis à des normes sécuritaires, ils peuvent accueillir du public ou même être ré-initialisés, en prévision d’usages et d’esthétiques futurs qui conditionneront certainement de nouvelles pratiques, donc de nouveaux outils. La salle frontale propose une approche « ready-made » de la machinerie scénique – accueils et créations profitant de sa souplesse d’utilisation. Les spectateurs sont démocratiquement réunis en une seule volée de gradins, d’une capacité de 500 places – jauge décidée en regard des paramètres suivants : d’une part, le confort visuel et acoustique du public, d’autre part la prolongation possible de l’exploitation des spectacles. De vastes dimensions, la scène est capable d’accueillir tous les dispositifs. La salle modulable est un volume muet, élémentaire, susceptible d’offrir à l’assistance des principes scénographiques et des rituels innovants. Les deux espaces de représentation prévus sont de nature à pouvoir répondre, techniquement, aux exigences des différents arts de la scène ; elles sont à considérer dans leur dialogue et ne se prévalent en aucune manière d’une opposition entre classicisme et modernité ; l’originalité, la pertinence d’une création ou d’une autre ne pourront se mesurer qu’en regard de leur faculté d’émouvoir des sensibilités et des intelligences contemporaines.

Les missions

L’Association pour une nouvelle Comédie a spécifié plusieurs missions parmi celles attendues de la future institution : le pôle « créations » devrait ainsi, selon elle, comporter : 1° des productions « maison » entièrement conçues et réalisées sur place ; 2° des productions liées à des compagnies, à des artistes associés ou à des « projets » en résidence ; 3° des coproductions. Une moitié environ des moyens de création devrait aller aux 2e et 3e formes de productions qui devraient largement profiter aux compagnies genevoises et romandes. La scène indépendante devrait, en outre, également jouir, dans notre idée, de la logistique de la nouvelle Comédie : ateliers techniques, diffusion, communication, médiation, etc. S’il en est ainsi, nul ne pourra juger surdimensionnés les espaces prévus.

Comme évoqué plus haut, l’ANC a considéré avec faveur l’hypothèse d’une présence permanente d’artistes au cœur même de l’institution afin notamment 1° de permettre la constitution d’un répertoire (reprise régulière de « productions maison ») ; 2° d’actualiser avec plus de profondeur les missions de médiation et de transmission ; 3° de contribuer au travail de recherche scénique fondamentale ; 4° d’apporter sa pierre à la professionnalisation de la scène romande. Sans omettre la référence aux différentes traditions et expérimentations d’artistes à demeure (troupes, ensembles, etc.) qui ont existé un peu partout et à différentes périodes de l’histoire du théâtre, un tel collectif hétérogène d’environ vingt postes (soit possiblement près d’une trentaine de personnes : comédiens, dramaturges, scénographes, auteurs, assistants et stagiaires divers, philosophe, sociologue, documentaliste, etc.) pourrait partager des fonctions variées : réflexion générale sur les liens du théâtre à la Cité, production de spectacle, comité de lecture, de visionnage, action culturelle, communication, représentation, etc. ; il assurerait une singularité forte à l’égard des scènes les plus significatives de la production romande, notamment Vidy et Carouge.

Last but not least, il est aujourd’hui attendu de chaque institution culturelle publique qu’elle contribue à démocratiser l’accès à la culture. Les publics qui se rendent aujourd’hui au théâtre ne sont ni homogènes ni représentatifs de toutes les catégories socioculturelles. Cela pose un problème complexe aux artistes ; ils sont tiraillés entre l’envie de plaire au plus grand nombre et celle de pousser la recherche de leur art. Pour que la création n’ait pas à baisser ses exigences propres, la nouvelle Comédie doit être exemplaire dans le champ de la médiation ; aussi devrait-elle se profiler – en ses murs et hors les murs – en pionnière dans la recherche et l’expérimentation de nouvelles formes d’action culturelle ; elle bénéficiera pour cela des compétences développées dans les hautes écoles.

Aujourd’hui comme hier, nous caressons le rêve d’une fabrique théâtrale évitant les travers de la personnification individualiste, du court-termisme, d’une hybris gestionnaire déshumanisée, de la festivalisation des saisons ainsi que les confusions entre culture et communication, création et marchandises ; une ruche donc produisant collectivement et pour une large communauté une sensibilité aiguisée et un imaginaire libre – miels propices à l’émancipation humaine.