Les voix de la crise

Extended VOX

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Parler de musique contemporaine n’est jamais facile. Élaborer un discours critique autour de cet objet à géométrie variable est d’autant plus complexe, à cause de tous ces clichés qui l’entourent : une musique qualifiée d’élitiste et d’inaudible. Déjà faudrait-il détruire une première idée reçue sur ce genre, qui contribue à perpétuer sa réputation d’enfant terrible de la musique : non, il n’existe pas « une » musique contemporaine. Cette catégorie fourre-tout comprend en effet une myriade de compositeurs, styles et instruments, tous hétéroclites, avec des parcours très différents. Et c’est exactement cela qu’a confirmé le concert « Extended VOX », du musicien breton et sonneur de cornemuse écossaise Erwan Keravec, accompagné des Cris de Paris, sous la direction de Geoffroy Jourdain, dans le cadre du festival de musique classique La Folle Journée à Nantes (30 janvier – 3 février 2019).

Avec un programme de trois pièces, écrites pas Heiner Goebbels, Bernhard Lang et Wolfgang Mitterer, Keravec voulait nous éloigner de l’image traditionnelle de la cornemuse, associée aux musiques folkloriques, tout en explorant les possibilités dudit instrument à travers un dialogue avec les voix (représentées par le collectif Les Cris de Paris, avec vingt-quatre chanteurs), la percussion et la musique électronique. Pour la première pièce, « No. 20/58 » pour cornemuse et bande, de Goebbels, les voix étaient absentes et la scène vide et dans la pénombre pendant presque une dizaine de minutes. Envisagée comme un « chemin de croix » musical par le compositeur, la création de Goebbels se voulait une pièce en déambulation. Le public entendait de loin le son répétitif et par moments lassant de la cornemuse, scandé par des sonorités aux accents marins. Keravec avançait lentement, à travers les gradins, pour finalement arriver sur le plateau et s’y installer définitivement. Le début du concert nous posait déjà les premiers défis auxquels nous devrions faire face par la suite : les sonorités inharmoniques, les patrons réitératifs, le timbre argentin de la cornemuse.

Dans les deux pièces suivantes, « Hermetika VIII », de Lang, et « Slow Motion_x », de Mitterer, les vingt-quatre chanteurs et leur directeur d’orchestre Geoffroy Jourdain ont fait leur entrée sur scène, ce qui a été salué avec soulagement par le public. Keravec était aussi plus présent, cette fois-ci au milieu de la scène, au fond du plateau et face à Jourdain. Maîtres de leurs instruments, Keravec, Jourdain et le chœur mettaient en évidence les autres protagonistes de ce concert : les corps. Chaque parole chantée, chuchotée, criée, était accompagnée de mouvements uniques, qui voulaient participer eux aussi au concert. Pourtant, la présence sonore et visuelle de la cornemuse était parfois écrasante, et ce dialogue recherché avec les voix des interprètes semblait très souvent raté.

Après une heure de concert, nous, les spectateurs, interrogions le succès d’un tel exercice, sans perdre de vue sa validité. Les voix et les sons nous bouleversaient, provoquant des émotions paradoxales. Jamais une expérience musicale n’a suscité autant de contradictions, pendant et après son déroulement. Comment peut-on vivre cette expérience, intense, surprenante et poignante ? Seul le mot « crise » vient à l’esprit, une crise menée par les voix et les sonorités d’une cornemuse.