Les commentateurs du dernier film d’animation du Japonais Hayao Miyazaki s’accordent à lui reconnaître deux influences. La première, limpide, figure dans le titre même de l’œuvre : “Le Vent se lève” – titre qui reprend un très beau vers (« Le vent se lève !… Il faut tenter de vivre ! ») du “Cimetière marin” de Paul Valéry. La seconde influence est germanique et vient de la non moins admirable “Montagne magique” de Thomas Mann. Comme ce second chef-d’œuvre, le long métrage de Miyazaki unit la présence d’un sanatorium, de considérations éthérées échangées sur les cimes et d’éclats guerriers au loin. Notons que, significativement, l’un des personnages de Miyazaki porte le même nom que celui du héros de Mann : l’ingénieur Castorp.
C’est, pourtant, un autre lien qui nous a frappé. Reprenons l’intrigue du “Vent se lève”. Le film évoque la trajectoire d’un jeune homme, Jiro Horikoshi, ingénieur en aéronautique, passionné par son métier et bientôt amené à imaginer les futurs bombardiers de l’armée nippone – alliée des Nazis. Emane de cette trame, entre autres fils, la question des finalités de la science et des développements techniques ; or, tel est également le sujet central de “La Vie de Galilée” de Bertolt Brecht. Exilé au Danemark, apprenant la nouvelle, en 1938, de la fission de l’uranium par le physicien et chimiste Otto Hahn, l’auteur d’Augsbourg décide de transposer au seuil du XVIIe siècle les questions brûlantes de l’actualité.
La religion domine alors les esprits et le Vatican considère la science comme la fille de l’Église, sa servante. Or, l’astronome Galilée pratique l’art du doute – explorant « les causes de toutes choses » ; et ce faisant, il parvient à démontrer la validité du nouveau système du monde de Copernic. Aujourd’hui, bien sûr, l’Église ne régente plus l’action des scientifiques. Demeure, malgré tout, la question de l’enjeu de leurs travaux.
Le personnage de Galilée a la quarantaine au début de la pièce et plus de septante ans à son terme. Dans l’intervalle, son positionnement évolue : « En notre qualité d’hommes de science, affirme-t-il dans le quatrième tableau, nous n’avons pas à nous demander où peut nous mener la vérité. » Plus tard, le « seul but de la science » lui semble consister « à soulager les peines de l’existence humaine. » Hanté par l’effroi de l’entrée dans l’ère atomique, Brecht en vient à dénoncer non seulement le savoir mû par l’appât du gain ou par le service des puissants, mais également le « savoir pour le savoir ».
Revenons à présent à Jiro, le personnage du “Vent”. Miyazaki nous le rend immédiatement sympathique en soulignant sa sensibilité, son sens de la justice et cette passion pour le vol qui, lorsque Jiro en fait sa profession, combine souci technique et esthétique. La vocation du héros est ancrée dans un contexte qu’il n’a pas choisi et qu’il déplore en plusieurs circonstances ; il n’en accomplit pas moins sa mission, s’investissant sans ménager ses forces ni son amour. Aussi, par-delà ses aspects formels (fluidité rythmique de l’entame ; dessin moins inventif qu’à l’ordinaire ; son en interaction sensible avec le propos), ce film – que l’on présente comme le « testament » du cinéaste japonais – nous laisse-t-il un sentiment double : d’une part, de l’affinité pour l’éloge d’une certaine gratuité, celle d’un enthousiasme, d’une vocation que la dimension onirique vient souligner tout au long du film et, d’autre part, de l’amertume devant l’abstention du jeune inventeur.
Le moindre mérite de Miyazaki n’est certainement pas d’avoir su trouver dans le vol humain la cristallisation de ce désir d’échapper à notre ancrage existentiel, socio-historique. Mais la situation dans laquelle nous évoluons corrompt parfois nos plus vertueuses inspirations. Pour Brecht, la science nous conduira à de nouveaux tourments si elle se déploie dans l’indifférence de ses fins. Cette responsabilité que souligne le dramaturge allemand n’équivaut pas à couper les ailes des créateurs qu’ils soient scientifiques, techniciens ou artistes ; tout juste leste-t-elle leur liberté. Au terme de l’une de ses pièces plus anciennes – “Sainte Jeanne des abattoirs”, Brecht nous lançait déjà un avertissement analogue : « Vos bons sentiments, que signifient-ils si rien n’en paraît en dehors ? Et votre savoir, qu’en est-il, s’il reste sans conséquences ? (…) : Souciez-vous, en quittant ce monde, non d’avoir été bons, cela ne suffit pas, mais de quitter un monde bon ! »
Notre sentiment double à l’endroit du “Vent se lève” tient peut-être tout entier à ce paradoxe : celui qui fait de la gratuité un scandale – en certaines circonstances – tout en l’inscrivant, à l’horizon du combat des Hommes, comme une finalité devant être partagée. Il est possible que le songe d’être pensée pure chanté par Valéry – en son poème – soit au cœur de ce même nœud douloureux.