© Christophe Raynaud de Lage

En cette ultime semaine, Avignon n’est plus un panel d’avant-premières pour chanceux-ses estivant-es (« La Cerisaie », « Kingdom », « Fraternité »…) mais reconsidère le spectateur comme le récepteur privilégié d’œuvres européennes qui ne tourneront pas en France. « Une femme en pièces », du cinéaste et metteur en scène hongrois Kornél Mundruczó, est un événement. Une claque comparable à celle d’« Ibsen huis » en 2017. Comme Simon Stone, Mundruczó et sa dramaturge Kata Weber ont osé repriser la forme théâtrale la moins contemporaine qui soit : le drame familial. Dans cette nouvelle maison en reconstruction, frontale cette fois, une écriture brillante rencontre des acteur-rice-s prodigieux-se-s dans leur justesse et leur intériorité. Osons la béquille journalistique pour saluer la « puissance » absolue de ce spectacle, car celle-ci est bien sa politique fondamentale.

Nous n’avions jamais contemplé une œuvre où le dramatique et le performatif semblent autant se confondre. La fable de Weber, très ibsénienne dans sa dynamique de révélation, ses âmes secrètes, sa conjugaison de l’intime et du sociétal, est constamment magnétisée par l’effet de présence que sécrète le dispositif de Mundruczó. De fait, le spectacle est structuré en deux parties qui fonctionnent comme deux plans séquences. D’abord une scène d’accouchement sidérante que le spectateur aperçoit depuis le seuil d’une maison grâce à la caméra. Le mur-écran ne fait pas que mettre à distance les émotions réversibles et insondables qui assaillent alors le corps féminin, pour mieux sonder les enjeux critiques de cette situation. Au contraire, la scène absente est d’autant plus intense. Car l’image ne s’offre plus à nos yeux, projetée comme un relai médiatique et extériorisant. Elle n’aplanit pas cette façade aux stores blancs mais la creuse, comme si elle surgissait de l’intérieur par chaos, par gros plans égarés qui tentent vainement de donner un sens à ce miracle tragique ou vie et mort se confondent.

Le dispositif rappelle à cet égard le « Julia » de Jatahy, et en particulier cette scène de coït, à la fois montrée et cachée, où le spectateur profitait d’une expérience à la fois voyeuriste et profondément suggestive. Ici encore, il est mis à la fois au cœur de la situation et reste en même temps sur le seuil. En maintenant cette ambivalence optique, Mundruczó fait de cette longue scène filmique un pur moment de théâtre. Précisément parce que les corps aux émotions instables écorchent sans cesse la surface de la vidéo, qui devient alors tremblante et performative. Mais aussi parce que le spectateur s’introduit lui-même dans ces images brutes, qui privilégient l’ellipse au montage du sens, devenant par là même responsable de leur drame profond. 

Si cette scène initiale est particulièrement opérante dramaturgiquement, c’est parce qu’elle apparaît comme un pur événement sans pathos ni signification morale, un moment de vie parfaitement délimité dans le temps du récit comme dans celui de la représentation, une tragédie sans catharsis possible ni souhaitable. L’ellipse qui suit, précipitée par l’artifice volontairement dérisoire de gyrophares policiers, permet au théâtre de faire place nette. En donnant à éprouver cet événement au présent, et non pas par le biais d’un récit moins violent qui le dégraderait en souvenir, Mundruczó place d’entrée la temporalité théâtrale sous l’égide de sa protagoniste Maja, pour qui la mort de l’enfant ne doit pas rester un traumatisme irreprésentable et inactualisable, une vision absente vouée à trouer l’instant. La temporalité présentiste choisie par Mundruczó, sans cycles et sans fantômes (toute la deuxième partie se déroule pendant la cuisson d’un canard), ne fait qu’une avec celle de son héroïne, et c’est en cela qu’elle est profondément féministe.

La puissance de Maja, au sens nietzschéen du terme, est de refuser que l’imaginaire, celui qui surmonte l’informe du réel, se laisse contaminer par l’inimaginable et s’enlise dans la temporalité funeste de la honte. Et si le spectacle se présente comme un « drame féministe », ce n’est pas seulement parce qu’il congédie les masculinités toxiques mais parce qu’il donne à voir la réunion progressive de quatre femmes, aussi différentes soient-elles, autour de cette image manquante. Dans cette famille dont toutes les tragédies étaient rationalisées par des récits techniques (l’écroulement d’un pont, une explosion de méthane…), le drame d’un corps prend cette fois toute sa place et inaugure un nouveau partage du sensible, par-delà les convictions religieuses et morales. À l’heure où de nombreux-ses artistes prétendent montrer la puissance féminine, au risque d’en offrir parfois de purs clichés idéalistes, Kata Weber prouve (comme Ibsen en son temps) que le féminisme est véritablement politique lorsqu’il revitalise avant tout le vieux langage du drame. Felicita !