© Bruno Simão

Soit une star internationale qui s’embarque subitement sur les planches du théâtre, qui plus est pour brosser le portrait d’une autre star internationale : à moins d’un chef d’oeuvre, le spectacle de Gus Van Sant autour de la figure d’Andy Warhol devait presque décevoir les vastes attentes du public. Sans sombrer pour autant, « Trouble » reste en effet un kaléidoscope plaisant mais inoffensif autour du pop art, dont il évide soigneusement l’intérêt artistique. 

Au début, Gus Van Sant rêve d’un film sur Andy Warhol avec River Phoenix dans le rôle titre (vu notamment aux côtés de Keanu Reeves dans le bouleversant « My Own Private Idaho »), mais le décès brutal de l’acteur interrompt le projet. Vingt ans plus tard, nouvelle distribution et surtout, nouveau médium : quid de l’intérêt scénique pour un réalisateur aguerri ? Au premier abord, l’habitude du cinéma se ressent méchamment : la succession ininterrompue de courtes scènes (avec presque à chaque fois un nouveau décor et de nouvelles personnalités) sied plus difficilement à la mécanique artisanale du spectacle vivant. Oublie-t-on la plupart des décors et des silhouettes parce qu’ils sont oubliables à dessein — tous les mêmes et superficiels — ou parce que « Trouble » lui-même est un spectacle superficiel ? À vrai dire, c’est probablement un peu des deux : en effet, la distribution (un groupe de post-ados à la plastique irréprochable) et les décors (salles d’expo et ateliers indé à gogo) ont volontairement l’air conçu en 2D, presque inquiétants de froideur derrière leurs atours bariolés : même la Factory est tristement fade… Ici Gus Van Sant a l’air d’amorcer une critique politique, au moins pour un temps : à force de vernissages et de mondanités, l’art devient une coquille vide où tel lieu, telle personne vaut tel ou telle autre, où le costume compte plus que celui qui le porte, le prix de l’oeuvre plus que l’oeuvre elle-même, la soirée plus que l’exposition, etc. Warhol, à la fois hanté et fasciné par les postures contradictoires de l’avant-garde, a instrumentalisé mieux que personne ce cynisme libéral : dans cette veine, « Trouble » est-il à la hauteur des mécaniques warholiennes ?

En fait, c’est presque parce que Gus Van Sant est trop warholien que « Trouble » reste sur le seuil du succès véritable : car lui-même, énamouré par le microcosme mondain du marché de l’art, oublie de creuser en profondeur la figure créative de Warhol. Bien vite, le plaisant labyrinthe de conversations creuses entre LED cheap et dorures plastiques évacue la plupart des véritables révolutions artistiques du pop art : sans jamais évoquer ou pratiquer vraiment l’art qu’il défend, Warhol est dépeint comme un dévot à moitié autiste qui préfère grossièrement quand il y a plus d’argent que quand il y a moins d’argent. En fait, l’artiste est le grand absent de « Trouble » : en délaissant le créateur Warhol au profit des controverses d’intelligentsia, aussi inspirantes que gerbantes, Gus Van Sant aménage plutôt une philosophie où les individus comptent moins que leurs rencontres, où les images séduisent plus par leur quantité que par leur qualité. Motif très warholien encore une fois, auquel un panel de chansons légères s’agrège pour le divertissement du spectateur : on l’aura compris, voilà un spectacle qui, à défaut de questionner l’art, capitalise sur sa sympathie à force d’images et de relations déceptives. À cet égard, « Trouble » est une réussite ; pas sûr, pour autant, que cette sympathie soit toujours capitale.