(c) Simon Gosselin

Créé en 2009 par Patrice Chéreau, en collaboration avec Thierry Thieû Niang, au théâtre de l’Atelier, « La Douleur » est repris au TNP, puis en tournée, par sa comédienne Dominique Blanc. Un monologue de Marguerite Duras sur la souffrance de l’attente et sur la Shoah, d’une intensité bouleversante et d’une féconde ambiguïté.

En avril et mai 1945, livrée, seule à Paris, à l’insupportable attente de son compagnon Robert L (Robert Antelme), prisonnier des camps nazis, Marguerite Duras écrit des notes dont elle perdra la trace jusqu’en 1985 avant leur redécouverte et leur publication dans une revue. « La Douleur » repose une série d’ambiguïtés fondamentales qui en rendent la tentative d’analyse particulièrement complexe : sur le caractère littéraire du projet, tout d’abord, nié par Duras dans sa préface au motif qu’il s’agirait d’un effet de réel convoquant le réel, et pourtant inhérent à la matière même du texte. Sur sa composition ensuite, manuscrit soi-disant oublié puis remanié tout en lui donnant l’apparence d’un témoignage de première main : « Ce qui est sûr, évident, c’est que ce texte-là, il ne me semble pas pensable de l’avoir écrit pendant l’attente de Robert L. », écrit paradoxalement Duras dans l’exergue, comme négligeant l’étonnant oxymore que contient sa remarque. C’est que « La Douleur » se situe dans un entre-deux ambivalent, à la fois artefact mémoriel où trône la présence de l’absence, et creuset psychique artificiel où transmuer la souffrance. De sorte que le texte se rapproche de la littérature concentrationnaire, de Primo Levi à Imre Kertész, sans en faire vraiment partie, tenant leçon de l’Histoire en surplomb anachronique tout en collant au plus près à la quotidienneté de l’époque (mention spéciale aux acerbes piques anti-gaulliennes lâchées en passant).

Car ce qui compte, ce n’est pas la douleur mais l’écriture de la douleur. Il y a dans la douleur de l’attente quelque chose de l’éternalisation du présent – Duras parle d’intemporalité du diariste –, qui renforce l’enjeu du « ressouvenir » d’un événement dont il s’agirait de ne jamais perdre de vue la monstrueuse singularité. C’est dans une attente amoureuse particulière, historicisée, que se déroulent ces journées de printemps où la guerre n’en finit pas de finir et où les prisonniers comme Robert L sont des sortes de chats de Schrödinger à la fois vivants et morts. De la même façon, pour le couple Chéreau/Blanc, ce qui importe n’est pas tant la douleur que sa représentation, ajoutant au projet de Duras une couche supplémentaire d’intrication, se refusant à l’indicibilité, dans l’optimisme presque psychanalytique que les mots sont toujours nécessaires, mais tout en affirmant que « les livres sont en retard ». A la fois prise de risque (premier monologue pour le metteur en scène) et terrain connu (familière Dominique Blanc), « La Douleur » requérait une comédienne à la hauteur du parti-pris ambitieux de Duras, dont l’intensité mesurée permette de réactualiser pleinement le toujours-présent de la douleur. Et c’est le cas avec Blanc, certes parfois rattrapée par une volonté inconsciente de trop en faire malgré les instructions de Chéreau, mais toujours juste, ne cherchant pas à durassifier l’intonation de sa voix, travaillant la scansion du texte de façon à faire ressortir le rythme propre au vécu intérieur d’une femme tourmentée.

Dans la dernière partie du spectacle, lorsque Robert L revient finalement des camps, au bord de la mort, et qu’il s’agit de redonner vie à son corps, jour après jour, Duras/Blanc donnent pleine lumière à l’intensité de ce qui se joue : le réel y est aussi cru que possible, la douleur se déplaçant de l’attente à la pure présence. Duras a conscience qu’elle joue avec le feu : « J’écris dehors, de façon indécente. Ce que d’ordinaire on cache, je l’écris au grand jour », dira-t-elle ailleurs. S’il n’est pas question de faire à un procès à Duras, et encore moins à Chéreau, pour dolorisme ou obscénité, il ne faut jamais perdre de vue l’aporie fondamentale, la « pensée empêchée » qui interdit toute tentative de saisissement de la Shoah, de sorte que comme l’écrivait Imre Kertész « on ne survit jamais aux camps. Ils sont là pour toujours ». Peut-être que la résolution des contradictions propres à « La Douleur » tient dans ce mysticisme athée dont Duras – et Chéreau à sa suite -, sans s’en prévaloir explicitement, infuse ce texte comme d’autres comme « Le Ravissement de Lol V. Stein ». Comme une façon se répondre à l’incommensurable impénétrabilité des mystères de la souffrance de notre monde.