Ainsi va la Corse

C’est un festival comme il ne peut en exister qu’en Corse, dans cette cité de Bastia, peuplée de marins-montagnards aux idéaux parfois empoussiérés par les vents chauds de la Serra di Pigno et que seule l’eau claire de la mer Tyrrhénienne semble capable de nettoyer. Un festival contradictoire, donc, mais ancré dans son monde, surtout.  

Et pourtant, les vents de l’intérieur aux relents protectionnistes soufflant fort sur le port de la ville, il n’était pas gagné de parvenir à proposer aux Corses et aux continentaux de passage un instant d’art ouvert sur le monde. Ce n’était pas gagné, alors même que le besoin s’en faisait de plus en plus ressentir. Car qui d’autre que Robin Renucci et sa formidable Aria, qui fête ses 20 ans cette année et dont nous parlerons dans une prochaine édition, propose de faire vivre le paysage culturel corse ? Évidemment, il bouge seul par lui-même ce paysage, mais il est justement bien trop évident que l’île regorge de talents pour les laisser ainsi s’évaporer sans initiative collective qui leur permette de devenir matière en allant au-delà de la simple marotte de certains pour le « parler corse ». C’est donc ce à quoi sont en train de s’atteler Hélène Taddei-Lawson avec Pierre Savelli et Delphine Ramos, pour la ville de Bastia.

Malgré les conservatismes et les désirs parfois contradictoires de chacun, c’est effectivement un véritable festival qui peu à peu prend forme pour cette 13e édition. Son objectif qui est de mettre ensemble sur une même scène les créations insulaires, nationales et internationales semble même en passe d’être atteint. Alors que les années précédentes se sont succédé sur le plateau des chorégraphes aussi prestigieux qu’Anne Teresa De Keersmaeker, cette année sont venus Pierre Rigal et Christian Rizzo, accompagnés du souvenir de Merce Cunningham, pour produire aux côtés de danseurs locaux.

Évidemment, prendre le risque d’une telle disparité des têtes d’affiche, c’est aussi prendre le risque de démontrer aux spectateurs la disparité des talents et de se voir opposer la critique d’une médiocrité des choix. Car n’est pas Christian Rizzo qui veut, bien entendu, et cela se voit quand, du jour au lendemain, se succèdent la compagnie Creacorsica et le sublime « Sakinan Göze Cöp Batar » du directeur du Centre chorégraphique national de Montpellier. Reste cependant qu’il se dégage du tout le sentiment d’un étrange mélange professionnel et familial, lorsque au milieu de la programmation surgit également la proposition menée par Vanessa de Peretti et de (très) jeunes danseurs amateurs, de faire revivre, par l’intermédiaire de Robert Swinston, le souvenir émouvant de la danse de Merce Cunningham. À cet instant, apparaît comme personnifiée par ces danseurs et la musique de John Cage, l’idée même de cet événement. Ici et maintenant, ce ne sont pas les performances individuelles plus que les tentatives collectives qui sont mises en avant, mais l’une et l’autre. Peu importe que les savoir-faire et les talents soient inégaux, ce qui importe, c’est non seulement, comme c’est le cas, d’amener chacun à voir, mais également de permettre à tous de comprendre que les petites tentatives résonnent dans les grandes, au point de devenir un jour elles-mêmes l’égale de leurs modèles. En d’autres termes, cela rappelle exactement l’idée que Cunningham se faisait de la danse. Cunningham pour qui « le monde est autour de nous, pas seulement devant. Chaque personne est un centre, cela crée une situation libre où tout change perpétuellement ».