Quoi de mieux pour les Rencontres des Arts de la Scène en Méditerranée de s’exiler : après plusieurs éditions à Montpellier, les voilà extramuros à Casablanca, à l’initiative de la chorégraphe Meryem Jazouli. Mais le terme est mal choisi : vu l’ampleur cosmopolite du projet, aucune raison que la France n’en truste la géographie dont elle creuse l’imaginaire… Joie du déplacement plutôt : le confort en prend un habile coup pour les Français habitués aux théâtre des 13 Vents, qui ont la modestie de s’exclure de la posture d’hôte — et le monde, rive sud, prend une toute autre allure.

Car si les prochaines éditions de la Biennale des Arts de la Scène en Méditerranée resteront à Montpellier, les Rencontres, quant à elles, se prêtent mieux au nomadisme. Et sans surprise, on ne pense pas pareil partout — non par tropisme exotique, mais parce que l’image de la Méditerranée, qu’on le veuille ou non, est ébréchée par des conflits mortifères. Autrefois espace d’échange culturel, on le sait, d’une richesse incommensurable, les échanges économiques l’auront considérablement rétréci : les liens sont devenus des chaînes, et une hécatombe décime les hommes comme leurs idées. Constat honteux – celui d’un insondable échec politique -, qui circonscrit méchamment tout désir d’émancipation artistique d’une rive à l’autre : que dire de l’état de l’art quand les oeuvres circulent plus aisément que ceux qui les produisent ?

Serait-ce encore possible alors, dans un geste presque inespéré, de « désincarcérer » l’imaginaire de la Méditerranée, comme nous le disions l’année dernière ? C’est ce à quoi contribuent modestement un groupe d’artistes dans cette nouvelle édition casablancaise, placée sous le signe de la « dérive » — terme dont l’aspect maritime, s’il ne présume rien de bon au large, évoque surtout un héritage situationniste : il faut tenter d’errer à travers les territoires — grimper aux barbelés, contourner les oppressions, flics et frontières —, pour tenter de raviver une flamme alternative, et peut-être renverser l’invisibilisation dont l’identité méditerranéenne est devenu le nom sépulcral. 

Les artistes tissent donc une myriade d’échanges qui, c’est assez rare, est à huis-clos : pas de public, et pas de presse non plus. Si on ne peut en dire mot donc, reste à louer la démarche : outre que la présence de tant de nationalités, en ces temps obscurs, est déjà un acte d’ouverture politique, la rencontre entre eux seuls est bien plus rare qu’on ne le croit, et pour une fois leur parole aura coulé librement hors du radar médiatique et socioculturel… Présumons sans trop de doute qu’on refait parfois mieux le monde quand on s’en abrite et qu’il est heureux, quitte à infirmer quelques instants l’intérêt dudit reportage, de colmater la transparence de l’époque par quelques brèches d’invisible et d’indicible. 

Mais la « Dérive casablancaise » est loin d’être opaque pour autant : aux Rencontres à proprement parler, s’agrègent les performances, spectacles et autres concerts ouverts aux habitants, avec un intérêt notoire aux artistes visuels — à l’instar de la plasticienne marocaine Fatima Mazmouz qui, à l’occasion d’une rencontre autour de son oeuvre, put déployer la richesse sémantique des corporéités qu’elle étudie, toujours mineures, magiques et féministes. Pensons également à « La Montée et la chute de la Suisse d’Orient » de l’autrice et metteuse en scène libanaise Chrystèle Khodr (vue récemment en France avec « Augures »), qui narre la déshérence de son pays natal avec une grâce que seul le désespoir permet : entre diatribe et complainte, voilà l’histoire d’une nation s’écroulant au rythme du récit.

Au fond, le programme est aussi hétérogène que le territoire qu’il couvre : comme le rappelait Giovanna Tanzarella dans sa conférence introductive, « croire qu’on a seulement une identité, c’est une assignation à résidence ». Voilà peut-être l’objet de cette « Dérive casablancaise » : si « la Méditerranée n’est pas une identité, mais un sentiment d’appartenance », il n’y a peut-être pas meilleur endroit pour ressentir que face à la réalité bien extrême-droitière de « dérive identitaire », d’autres identités, quant à elles, dérivent joyeusement. Véritable trame esthétique et politique où le domaine géographique l’emporte toujours sur le thématique, ces Rencontres des Arts de la Scène en Méditerranée semblent bien nécessaires pour encourager les débats, en même temps agonistiques et bienveillants : on ne doute pas qu’elles enrichiront la prochaine Biennale, en 2023.