Dragons en laisse

Sunny

DR

C’est un spectacle parfait pour une dictature qui voudrait montrer comme elle a bien assimilé les codes de la modernité : esthétique pub, thème des rapports entre individu et collectif, enchaînement rapide de scènes-fragments. On sort du « Sunny » d’Emanuel Gat à la fois endormi et envoûté : lassé de la consensuelle uniformité de corps jeunes et beaux en American Apparel, et de l’insurmontable questionnement sur le groupe et la place qu’on y prend. Et simultanément séduit par le work in progress qui se déroule sous nos yeux : impression d’assister à ce jour unique d’un cours de danse où tous les corps se répondent, subitement traversés par la même énergie – on parlerait volontiers de grâce. En effet les corps conversent, égrènent un alphabet de mouvements « techniques », tandis que dans le fond de la salle d’autres les regardent. L’electro (pardon : indie-tronica) épurée et métallique d’Awir Leon, penché sur son clavier, alliée à sa voix de pythie sous médocs donne une gravité à l’ensemble. Et le tour est joué : c’est beau, léché, de somptueux danseurs dans des bodys couleur crème, des corps mais pas seulement, des individus qu’on sent personnellement là, et voilà, on est séduit. Malgré nous, parce qu’il manque quelque chose : serait-ce ça, un spectacle neutre, ni plat ni tiède mais dont on ressort sans sentiment de rupture avec le dehors ? La rhétorique du feuillet est à l’exacte image du spectacle : ouvert(e) à toutes les interprétations possibles, au point d’édulcorer sa radicalité. « Sunny est une explosion d’idées, un flot continu et libre fusionnant de sons inédits et un questionnement en profondeur sur les possibilités de la chorégraphie contemporaine. » « Sunny » comme la chanson de Marvin Gaye, leitmotiv sonore du spectacle (dont les rapports avec la danse sont surtout performatifs – mais tant mieux, car pourquoi vouloir à tout prix des analogies entre les différents éléments de la scène ?). Et pourtant. On voudrait voir l’après-« Sunny », les marques de bronzage, voire les brûlures, bref ce qui reste après – au-delà de – la perfection formelle. Il y a de la douceur (mais un peu de brutalité quand même), de beaux corps (mais une danseuse à prothèse de bras quand même), de la folie – une procession digne de Burning Man –, mais jugulée quand même (carnaval de yuppies). On se dit qu’anticiper les clichés ne suffit pas pour s’en défaire, et que le spectacle manque de vrillages et de câbles qui sautent. L’étrange créature inaugurale – dragon chinois afro-tribal – nous annonçait l’inverse. On attendait que le dragon crache mais il bave, et sa bave est belle, translucide et sûrement un peu cosmétique, on se laisse envelopper par elle, on en sort fredonnant la mélodie de Marvin Gaye, de jolies images en tête et des rêveries vagues, le spectacle s’étant offert comme surface où projeter ses pensées, entre fantasme de divinités et liste de courses.