“Crash Park”, où atterrir, ou décoller ?

Crash park, la vie d'une île

(c) Martin Argyroglo

L’île se décline : qu’elle soit « aux trésors », « mystérieuse » ou « aux esclaves », elle est le support de l’imaginaire occidental, le décor de ses fantasmes, le cadre de ses expériences de pensée, l’obsession de ses artistes et écrivains. Si Deleuze y a vu une manière de mettre en scène le psychisme, Philippe Quesne préfère aux métaphores psychanalytiques les élucubrations ludiques. Avec son goût affirmé de la féerie bricolée et du merveilleux cheap,le directeur du théâtre des Amandiers donne à voir l’île sur le mode de la fabulation et fait du plateau le terrain de jeu d’un gamin espiègle.

Le pacte est lancé au vol dès les premiers moments du spectacle, lorsqu’une maquette d’avion long-courrier est trimbalée à bout de bras à travers le public, comme naguère les jouets miniatures dans les chambres d’enfant. L’avion, comme le suggère le titre, va sans surprise s’écraser. Ce drame permet à une société miniature et bigarrée de s’instituer dans les débris et dans l’espace insulaire de la scène, scène qui pourrait après tout être toujours déjà considérée comme une île. Cette forme paraît alors d’autant plus ad hoc que Quesne et son Vivarium Studio entendent depuis 2003 appliquer l’observation laborantine au théâtre : tant l’argument que l’espace pourraient en effet développer et circonscrire l’expérience fictive de l’état de nature, ou plutôt celle, moins fictionnelle, de la vie dans les ruines du capitalisme. Pourtant, la politique ne s’invite pas vraiment dans cet univers au kitsch assumé, aux références Disney, aux sketchs enchaînés. On rit, évidemment, alors que des duos de danse se forment et s’effeuillent, que des valises valsent en boîtes à rythme endiablées, que des B.O. de films catastrophes accompagnent dramatiquement les traversées ridicules du plateau inondé… Il y a bien une poésie dans ces tableaux vivants, cet exotisme un brin éculé qui émerge dans la fumée, une note de tristesse dans ce piano mécanique déshumanisé, dans cette comptine japonaise, ou encore cette solennelle procession du poulpe aussitôt sapée.

Mais dans ces productions à gros budget, l’aspect do-it-yourself ne tend-il pas à perdre de son charme ? Ce dernier naît le plus souvent du truc ingénieux, de la patte de l’artiste qui donne une aura magique au carton-pâte : on admire alors l’image frappante produite par l’inventivité du presque-rien… Revendiquant cette esthétique de la bricole désuète, “Crash Park” réussit à donner de la poudre aux yeux, avec cependant de son côté de gros moyens, et le propos politique reste ténue : l’île-manège tourne en rond, sinon à vide. On connaît pourtant l’engagement louable de Philippe Quesne aux Amandiers, sa volonté de donner une scène au « tournant ontologique de l’anthropologie », son goût pour les non-humains – la force tellurique des taupes est d’ailleurs présente comme un clin d’œil à l’orée du spectacle -, et sa détermination à renforcer les liens entre les sciences sociales et le monde artistique. Un livre récent d’Ismaël Jude, dont le titre peut laisser un brin songeur, fait d’ailleurs très clairement écho à cette démarche : “L’anthroposcène (sic) et ses troglodytes”… Sur cette île où le temps s’étire dans des activités insignifiantes, au milieu de la fête et des cocktails noix de coco, les noms de Bruno Latour et de son dernier livre, dans la longue liste des références égrenées, frappent de façon tout à la fois incongrue (pour les non-initiés) et maladroite (pour les familiers de ces notions) : “Où atterrir”, alors, avec ce “Crash Park” ? Quelque chose ne tourne pas rond, évidemment, dans cette robinsonnade, on sent bien que tout cela est aussi une fable de nos naufrages contemporains, et la seule issue semble être la fuite vers des espaces plus lointains encore : la musique finale, “Fly Me To The Moon”, en insinue la direction.

Mais si Michel Tournier disait qu’il avait tenté d’ « habiller d’images la philosophie » dans ces livres, Quesne ne réussit pas vraiment à réaliser une traduction scénique et poétique plus profonde de son propos. L’association du dérisoire et d’un tragique sans gravité, du merveilleux et du vulgaire, de l’artifice et de la poésie (ré)créative pour nous parler du monde à sa manière, qui réussit tant au metteur en scène, reste alors un effet de surface. On aurait bien aimé que cette possibilité d’une île se fasse iceberg, mais elle ne demeure qu’un peu… flottante. Certain-e-s auront alors la « nostalgie des dragons »…

Car l’île, comme le théâtre, est un espace investi de désir. Peut-être le souci vient-il du fait que le spectateur échoue, parfois, à venir avec l’élégance de ne s’attendre à rien, aristocratiquement disponible, pour ainsi s’ouvrir totalement à une proposition, dans un mouvement de déprise… Tout cela relève d’un équilibre fragile, afin de permettre la rencontre entre l’île du public et celle de la scène, pour donner à voir et à sentir ce que Edouard Glissant appelait une pensée « archipélique », dont la définition fait écho selon moi au théâtre que Philippe Quesne appelle de ses vœux : « Une pensée ‘archipélique’, c’est-à-dire une pensée non systématique, intuitive, explorant l’imprévu de la totalité-monde. Une autre forme de pensée plus intuitive, plus fragile, menacée mais accordée au chaos du monde et à ses imprévus, ses développements, arc boutée peut être aux conquêtes des sciences humaines et sociales mais dérivée dans une vision poétique et de l’imaginaire du monde » (“Introduction à une poétique du divers”).