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« Fore ! » est l’interjection poussée par la bouillonnante adolescente Anna dès qu’elle appuie sur la gâchette de sa carabine, objet transitionnel dont elle est inséparable et bouclier pour affronter le monde – et sa famille en particulier – dont elle n’a de cesse de remettre en cause l’ordre établi. « Fore ! » (« gare ! ») est autant une invitation à protéger nos liens de l’émiettement, de la pulvérisation en cours, qu’un questionnement pessimiste, à travers deux familles de “puissants”, sur l’état de nos sociétés contemporaines. La pièce a la force des prophéties qui, tout en nous annonçant des menaces futures, nous inclinent plutôt à regarder le présent. Elle s’ouvre sur un prologue fracassant, communicant déjà, quelques minutes après l’ouverture du rideau, un sentiment d’asphyxie, une jeune femme asiatique apparaissant, se détachant d’une pénombre fantomatique, répétant jusqu’à l’écœurement l’urgence d’agir, de changer les choses et les rapports « or we looping » : sinon, « on tourne en rond », comme l’annonce d’une inertie stérile, à l’opposé de la légèreté sonore de ces deux syllabes rondes et suaves évoquant le pop corn et les roller coasters ; on entend déjà la fissure entre apparences et réel dont les États-Unis, au centre de la pièce, sont l’emblème, tandis que l’anglais-américain pourtant si policé et familier devient inquiétant. Tout est, dans ce prologue, enveloppé sans se dévoiler : cosmopolitisme, crise du monde, nécessité d’agir.

“Fore !” est le fruit d’une collaboration entre les étudiants de l’école de la Comédie de St-Etienne, qu’Arnaud Meunier dirige depuis 2011, et de CalArts, institut d’art en Californie. L’énergie qui est la leur semble directement perfusée à leur révolte intime, cimentée aux questions de leur jeunesse au sein du monde. Le texte d’Aleshea Harris « afro-american writer » issue de CalArts, est chargé d’une immédiateté brute, évoquant tant le dialogue cinématographique que le slam de la rue. Il condense des préoccupations contemporaines (fétichisme des armes, hybris trumpien, simulacre d’harmonie familiale, choc post-traumatique de la guerre) : on sent le réel passé à la moulinette de la fiction, croisé avec le mythe – celui du déchirement familial des Atrides. Paradoxalement, c’est ce caractère très – trop ? – spéculaire de la pièce, qui maintient dans une certaine extériorité : comme si face à un tel effet de réel, il ne nous restait plus qu’à admettre ce dernier, le jugement suspendu. La mise en scène d’Arnaud Meunier parvient toutefois à distiller de l’onirisme à travers certaines figures – la silencieuse et mystérieuse Jackie – prenant d’autres biais que la frontalité politique pour aborder des questions du même ordre. Pas de sentence, pas de sublimation du désordre ici mais le désordre du monde, tel quel, l’art nous plongeant dans le même désarroi que le réel. On en ressort avec le sentiment d’avoir prélevé et disséqué une coupe de la société contemporaine, de l’avoir démembrée un peu plus qu’elle ne l’était.