C’est une femme, seule, qui tourbillonne autour d’un piano. Le Groenland, dit-elle. C’est là qu’elle veut se rendre, avec sa fille. Mais c’est quoi, au fond, le Groenland ? La deuxième plus grande île du monde, certes, mais encore ? Le Groenland, c’est aussi à la fois cet eldorado qui fait rêver parce que si loin de nous que tout doit y être possible, et le paradis blanc isolé où les femmes s’en vont mourir.
“Pourquoi les autres envahissent les femmes à ce point ?”, nous dit la femme devant nous. “Le Groenland”, écrit par Pauline Sales et repris par Tiphaine Rabaud Fournier et Baptiste Guiton dix ans après leur collaboration initiale, est une tentative folle d’échapper à cet envahissement et de conquérir son propre territoire. Ce déferlement verbal, qui n’est pas sans rappeler celui de “De mes propres mains” de Pascal Rambert, est le cri déchirant d’un être humain qui se cabre parce qu’elle sait que si rien ne change, elle va mourir.
La main dans celle de sa fille, la femme nous met alors face à un thème rarement abordé : l’enfant vu comme un frein à son épanouissement personnel. Cette femme, c’est celle qui balance ses guides de Laurence Pernoud à la poubelle, celle qui oublie parfois d’aller chercher la petite à l’école, celle qui veut aussi exister en dehors. Avec une grande douceur et une grande violence, “Le Groenland” nous confronte aux deuils. Le deuil de son moi pré-maternité, sa propre mortalité, mais aussi le deuil, toujours possible, de son enfant. Cette enfant, on ne sait pas bien si c’est l’enfant de la femme ou si c’est son enfant intérieur, la petite elle qui vit toujours, tapie bien au fond. Et finalement, qu’importe ? C’est aussi ça, le Groenland : un rappel que les adultes ne sont que des enfants de grande taille.
“Le Groenland” est une pièce mal peignée car irrévérencieuse, qui assume ce que la plupart d’entre nous préfère cacher sous le tapis. Mal peignée mais avec des grâces de ballerine, délicatement ornée de la musique de Béla Bartók. Pauline Sales nous parle de toutes ces petites histoires qu’on se raconte pour survivre, ces épopées mentales qui nous sont familières. Voilà, “Le Groenland” c’est ça : Moby Dick qui a rencontré Sarah Kane.