À gestes équivalents

Laboratoire Poison 1

© Serge Gutwirth

Soit un subtil théâtre documentaire qui s’amuse à supprimer la notion de contexte, dans lequel des figures (auxquelles on attribue un chiffre voire le nom de l’acteur) recréent des situations et des rapports de force génériques, afin d’extirper ce qui œuvre sociologiquement dans tel ou tel événement de l’histoire. Adeline Rosenstein parle de « laboratoire » à juste titre ; il n’est autre qu’une apologie radicale de la scène (qu’elle mentionne par ailleurs avec une douceur presque ironique) illuminée par divers procédés expérimentaux dont on ne jalouse pourtant pas l’austérité : chaque témoignage est anonymisé, les visages sont souvent masqués couleur chair, les expressions faciales sont résolument neutres, les acteurs sont privés de parole dramatique – se contentant de quelques borborygmes aux accents « méta » (parfois comiques,e.g. un personnage qui est en situation de discours dit : « Je fais un discours, c’est un très beau discours »)…

Par ce biais, le spectacle veut commotionner l’histoire telle qu’elle est et telle qu’elle apparaît – deux modalités souvent délicates à distinguer. Quid d’un opprimé qui mime son ralliement au régime oppresseur sur le coin d’un document photographique ? Le geste est similaire, et c’est précisément tout l’intérêt de la perspective déconstructionniste d’Adeline Rosenstein, qui explore le mouvement lui-même. Chaque image ébranle minutieusement l’imagerie scientiste de la vérité : qu’elle soit commentée par la metteure en scène ou par Léa Drouet (parfois avec une pédagogie appuyée), ou plutôt brute, il est difficile de comprendre ce qui se passe en live – de sorte que la moindre obscurité au sein d’un rapport de force devient un malin ersatz de ce que les générations futures auront à démêler.

Si « Laboratoire Poison 1 » est un succès, c’est donc parce qu’il fait partie des rares spectacles dont les défauts sont résorbés par la dramaturgie : à l’image de la vérité, même la situation la plus simple est déjà tortueuse pour le spectateur. De sorte qu’Adeline Rosenstein, en cherchant à éliminer tout détail historique, engage avec brio une réflexion micropolitique entre des personnes dites « lambda » (un personnage de traître est ironiquement appelé « notre ami ») qui excite l’intelligence du public, à la fois apprenti gamer et sociologue. Usant d’effets sonores volontairement rétro et miteux, la metteure en scène, même quand elle finit par révéler ses sources, ouvre ainsi une brèche vers un théâtre documentaire émancipé du pathos, de la démagogie et bien sûr de la morale, avec une modestie dont on connaît déjà toute l’acuité et la profondeur.