Variations sur le modèle de Kraepelin - Compagnie Ka

© compagnie KaGuillaume Clausse, Arnaud Frémont, Elsa Tauveron

Le Mouffetard – Théâtre des arts de la marionnette accueille jusqu’au 19 avril un spectacle au titre improbable : “Variation sur le modèle de Kraepelin (ou le champ sémantique des lapins en sauce)”. Le texte fragmenté de l’auteur Davide Carnevali aborde la question de la mémoire par le biais d’un personnage affligé de la maladie d’Alzheimer. La Compagnie Ka en propose une transposition marionnettique, dirigée par David Van de Woestyne.

Dans un salon, au milieu de la nuit, un tableau tombe, réveillant un vieil homme que l’on retrouve attablé dans une quasi obscurité. Son fils arrive. Le père trahit sa maladie en appelant son fils « papa » pendant toute la conversation. Lorsque le père consent finalement à retourner se coucher, la lumière révèle un visage de femme dans l’obscurité du plateau. On comprendra qu’elle est médecin, et qu’elle conseille le fils qui prend soin de son père. Cette histoire intime aurait pu se suffire, mais Davide Carnevali en profite pour esquisser, dans les béances ouvertes par le surgissement de fragments de mémoire disparates, une histoire de l’aventure collective qu’a été la construction européenne. Mémoire intime et mémoire collective sont ainsi mises en regard l’une de l’autre : aux oublis personnels viennent répondre des oublis collectifs d’une Europe qui ne se souvient plus d’où elle vient…

L’écriture est magistrale. Fragmentaire, elle ne fait pas récit, elle sert juste de révélateur à des êtres et aux époques qu’ils ont traversées. Les dialogues, repris de place en place avec de légères variations, créent un effet de décalage irréel. L’obsession du père pour un lapin monstrueux, qui est la clé du souvenir de la mère, est l’occasion d’images surréalistes. L’humour et la tendresse ne sont pas absents des situations, si sombres soient-elles par certains aspects. Pour servir ce texte, David Van de Woestyne choisit la marionnette et une mise en scène très dépouillée sur un plateau mangé par l’obscurité. Allégorie de la maladie, le noir est aussi moyen théâtral : l’atmosphère ténébreuse devient l’occasion de manipulations de théâtre noir. Doubles marionnettiques et lapins à diverses échelles surgissent tour à tour de l’obscurité, apportant une poétique surréaliste à ce non-récit. La très belle mise en espace, découpée par les éclairages parcimonieux, laisse beaucoup de champ aux comédiens, qui arrivent à donner une incarnation très tangible au texte qui pourrait si facilement déconcerter. Une pièce à la fois politique et poétique, une fresque entre l’intime et le destin collectif. Une belle adaptation d’un texte magistral.