Bême, cas à part

Le Pas de Bême

(c) Martin Colombet

(c) Martin Colombet

Un titre indéchiffrable, un « argument » peu aguicheur. Et pourtant… Programmée dans le OFF par La Belle Scène Saint-Denis, la pièce d’Adrien Béal crée, dès les premiers instants, un curieux sentiment de proximité.

La grande force de la pièce tient tout d’abord au personnage. Il tient son nom d’un héros de Vinaver, un objecteur de conscience. Bême est ici un lycéen doté de grandes capacités, un « moteur de la classe », qui « a les connaissances ». Son charisme insolite aurait presque quelque chose à voir avec celui d’Ernesto, l’enfant prodige de Duras dans « Pluie d’été ». Cela dit, ses parents sont « aimants et responsables » : Bême ne ressemble en rien à ce qu’on appelle communément un adolescent à problèmes. Pourtant, Bême fait « un énorme blocage ». Bême s’obstine à rendre des copies blanches à ses professeurs, qui – placés dans la nécessité de l’évaluer – se demandent, déroutés, comment le noter. Car ils l’aiment bien, cet élève.

Sachant toujours éviter l’affrontement direct et réfugié dans une forme de résistance passive, avec ses opiniâtres copies blanches, Bême n’oppose jamais de « non » définitif aux adultes. C’est en somme un Bartleby de cour de lycée, qui désoriente et met à mal le système. Paradoxalement, s’il n’intervient que peu lui-même dans les situations imaginées par l’auteur, placé au centre de toutes les discussions, il s’installe et grandit dans l’esprit du spectateur.

Dessinées avec simplicité et netteté, nées d’improvisations avec les comédiens, les situations de communication sont immédiatement repérables : la convocation des parents par le professeur principal, les réunions d’enseignants à la recherche d’une solution pédagogique efficace, le sermon des parents inquiets… La pièce procède par fragments brefs et concis, esquissés et denses. Jamais de surajout. Toujours l’essentiel. Ce détachement de la forme est d’ailleurs à l’image du détachement de Bême dans le monde.

Le jeune auteur Adrien Béal, qui signe également la mise en scène, est un grand écrivain de plateau. Il opte pour une épure radicale : un dispositif quadrifrontal délimitant un espace nu où il propulse, avec une adresse et une dynamique sûres, ses trois comédiens comme des boules de billard. La scène est un terrain de sport, avec toutes ses configurations possibles, ses bordures et ses démarcations où circulent les énergies. Un centre, un périmètre, des limites. « Ne dépasse pas ta ligne », intime Bême à sa mère, lorsque celle-ci vient lui demander, dans sa chambre, des comptes sur ses résultats scolaires. Un même rôle peut être indifféremment endossé par plusieurs acteurs, selon une combinatoire infinie, ce qui renforce la complexité vertueuse du spectacle. Une mise en cause du cadre institutionnel supposait l’extrême élaboration du dispositif théâtral.

Le personnage est énigmatique et il émeut. Il incarne, au fond, l’homme libre que nous nous sommes interdit d’être. « C’est d’la poésie, ce Bême », dit un des personnages. Adrien Béal a longtemps animé des ateliers théâtraux auprès d’un jeune public. Cela explique peut-être pourquoi il a su restituer avec une telle acuité la sensibilité adolescente. À moins que l’émotion que nous éprouvons ne soit tout simplement liée à la surprise de découvrir, par ce spectacle complètement inespéré dans le OFF, un théâtre brut, un théâtre immédiat, un théâtre pur, qui va droit au cœur du public et ne le lâche jamais.