Tout commence par une faille, une erreur dans le système, un couac dans les rouages du quotidien de cette tour-machine. Tout semblait aller pourtant comme sur des roulettes dans cette petite usine en ombres chinoises bien huilée, chaque tache succédant à une autre : inventer, formuler, décider, conditionner et livrer, communiquer avec le reste du monde par ondes… Mais il faut bien se rendre à l’évidence, plus rien ne fonctionne. Au réveil de cette nuit de crise, un homme est debout, hébété il voir choir au sol les chapeaux melons, symboles de la hiérarchie de cette société du produire qui s’est effondrée. Alors, presque en vain, il les ramasse et tente de leur redonner vie, avec pour contrainte de n’en laisser aucun à terre. L’un après l’autre, il les entraîne dans une danse jonglée, sorte d’exercice de deuil ritualisé. Après cela, les autres « habitants » de cette machine de cirque sortent également de leur cachette, apparaissant et disparaissant, dévoilant le cœur de leur dispositif, bondissant au rythme des salves d’un percussionniste. L’échafaudage revient peu à peu à la vie, comme sauvé par un massage cardiaque, chaque bond, chaque figure, chaque coup de baguette sur le métal agissant comme un électrochoc pour réveiller et se réapproprier l’espace, se dire qu’on peut encore agir dessus. On cherche le signal radio, le lien vers l’extérieur, mais rien, ils sont bien seuls au monde ces travailleurs de la scène, sans plus de cadence à tenir ou de comptes à rendre à personne. Comment trouver alors un sens à ses gestes lorsque on a plus à répondre à des injonctions ? Comment gérer sa colère, sa peur, sa frustration, son rapport à soi-même, son désir de grandeur ? La réponse que donne la compagnie québécoise avec ce spectacle est aussi émouvante que stimulante. Celui-ci se déploie comme une formidable machine à vivre ensemble. Chaque numéro s’articule autour d’un individu ayant une énigme intérieure à résoudre, un nœud intime à dénouer, un rêve à réaliser, et c’est alors tout le groupe qui solidairement se met en quatre pour trouver une solution commune et parvenir à la prouesse. Celui-ci passe ses nerfs sur une batterie et tout ce que lui apportent ses camarades. Celui-là ne peut se résoudre à choisir entre s’élever et s’avancer, ses amis mettent alors en place un système qui lui permet de se mouvoir entre verticalité et horizontalité. À cet autre, on offre une bicyclette avec laquelle il danse et retrouve la joie comme auprès d’un animal qu’on apprivoise. On permet à celui-ci de vivre un rendez-vous galant en accéléré avec une jeune femme du public, en bricolant tour à tour avec les corps et les objets un restaurant, un cinéma, une boîte de nuit. Et si la dernière tentative pour capter le signal radio reste infructueuse, ça n’a plus d’importance, puisqu’on sait à présent qu’il nous suffit de compter sur le poids et la bascule de l’autre pour nous élever dans le ciel. « Machine de cirque » est un très beau spectacle sur la liberté, celle qui se construit collectivement, comme une alternative à l’aliénation de l’individualisme. Mettre en lumière par le cirque, l’art de l’équilibre par excellence, les limites que l’on se donne, celles qui nous enferment et celles qu’il nous faut respecter, ou bien celles qu’on ne peut dépasser qu’en faisant appel à nos proches, c’est une belle façon d’enrayer la machine et de libérer notre capacité d’agir à la hauteur de notre imagination.
Mécanique de la liberté
Machine de cirque