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On peut penser ce que l’on veut de Boris Charmatz, l’exécrer ou l’adorer, le fait est qu’il possède cette qualité rare, celle de ne pas se laisser enfermer dans un confort du chorégraphe institutionnel. Dès qu’il en a l’occasion, il remet en jeu tous ses fondamentaux et lance sa compagnie dans une performance qui nous met si proche de la danse qu’on a du mal à ne pas être touchés ; on résiste peu à cette communion que le chorégraphe veut toujours et par tous les moyens établir avec le public.

On se souvient de « La levée des conflits » une de ses pièces qu’on a pu voir notamment à Avignon lorsqu’il en avait été « l’artiste associé » et bien « Danse de nuit » est de la même trempe – et même bien trempée – car, sans hésiter, malgré le crachin nocturne brestois voire la grêle pour la générale, Boris Charmatz et ses danseurs s’offrent un pure moment de relation charnelle avec le public. Surgissant des hauteurs du jardin Kennedy, juste en face du Quartz, la Scène Nationale de Brest, alors que les spectateurs patientent déjà en contre-bas, la troupe déboule sur un sol plein de flaques, glissant et dure et ils commencent à effectuer une danse tout en parlant, en décrivant ce qu’ils font où les états qu’ils traversent à ce moment précis.

Sur un canevas qui va revenir tout au long de la performance, le début permet aux danseurs des petits soli qui vont finir en un rassemblement pour mieux ré-éclater. Instinct grégaire de l’Homme, les danseurs comme le public se rassemblent, se resserrent dans un coin du square. Comme toujours, Yves Godin a tout prévu… pas de projecteurs, pas de câbles pour assurer l’éclairage de cette danse dans la nuit. Il a réquisitionné des volontaires pour porter sur eux un dispositif de néons sur batteries qui assurent parfaitement le service qui permet de mettre en lumière ces moments dans le square.

Danse de nuit commence comme une chronique d’un moment, d’un moment qui restera longtemps gravé dans la mémoire de toute une génération, celui de l’attentat à Charlie Hebdo. Hommage appuyé de Charmatz et de ses danseurs aux disparus. Moment de communion avec le public qui se remémore par la seule portée de la voix des danseurs les dessins de Charb de Cabu ou de Tinious… émouvant moment donc et magnifique hommage, prouesse même de faire de l’art avec ce épisode tragique. Boris Charmatz a même trouvé un art encore plus éphémère que la danse : le dessin, les caricatures… il dit combien elles lui semblent vite passées, plus vite qu’un spectacle de danse… réflexion faite, ça n’est pas faux.

Mais il ne faut pas compter sur lui et ses danseurs pour verser dans l’hommage. Danse de nuit est aussi une chronique de choses qu’on ne peut finalement dire ou faire que la nuit… Une accumulation de paroles et de gestes qui fonctionnent comme des mantras répétés par les danseurs comme pour nous convaincre de ce qu’ils disent : féconder notre espace – féconder nos cerveaux, libérer nos espaces et nos têtes, dormir, écrire pour finir par dire « un espace où vous êtes libre de penser à ce que vous allez pouvoir faire »… message subliminal de l’artiste à son public, besoin revendiqué pour lui de disposer temps pour penser et faire ?

Boris Charmatz essaye de trouver le moyen d’être vrai, authentique et il use pour cela de tous les artifices, y compris les chansons pour enfants. Lorsqu’il convoque dans la nuit noire et profonde ce Cerf dans la Forêt et ce Lapin qui lui dit « ouvre-moi »…, notre sang se glace car le rythme choisi par les danseurs pour entonner cette chanson enfantine fait plus penser à “Shinning” qu’à “Bambi”… Tout le paradoxe du projet est là : dénoncer la violence d’une société qui ne comprend bien et vite que les mots de cette violence comme par exemple cette intrusion des bruits de mitraillettes qui font, là encore, penser aux attentats. Au stade où il en est de son travail et de sa recherche, Boris Charmatz ne s’embarrasse plus de métaphores, il fonce dans le tas, il appelle un chat un chat…

La fin dérive sur les fantasmes qui semblent jaillir de ses écouteurs et que Boris Charmatz crie à pleine voix après que toute la troupe ait entonnée a capella la célèbre chanson de NTM : “dans ta benz benz…” Il faut signaler que toute cette bacchanale de mots et de gestes nocturnes ne serait rien sans les danseurs et parfois leur métamorphose comme celle d’Asheley Chen aperçu entre autres chez le chorégraphe irlandais John Scott et qui est prodigieux ou encore Mani Mungai, métis kenyan aux pointes de cheveux platine qui apporte avec le reste de la troupe toute la folie nécessaire pour que cela puisse se passer. Mantra toujours pour ne pas finir là, comme cela, celui scandé à la fin de cette danse vénéneuse mais salutaire : “Je ne serai pas bruyant. De loin je serai trouble. Je ne serai rien.”